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La nécessité de croire

Article publié dans le n°1255 (30 août 2023) de Quinzaines

Patrick Merot a été président de l’Association psychanalytique de France de 2012 à 2015. Il travaille depuis longtemps sur la notion de croyance. Son dernier livre sur ce sujet est très stimulant.
Patrick Mérot
La croyance et le doute - De Sigmund Freud à Charles Sanders Peirce
Patrick Merot a été président de l’Association psychanalytique de France de 2012 à 2015. Il travaille depuis longtemps sur la notion de croyance. Son dernier livre sur ce sujet est très stimulant.

Charles Peirce (1839-1914), à présent mondialement reconnu comme un grand logicien, linguiste et philosophe, est encore peu connu en France, malgré ses Écrits sur le signe (textes rassemblés aux éditions du Seuil en 1978) et trois volumes d’Œuvres philosophiques (Cerf, 2002, 2003, 2006). Patrick Merot prend le parti et le pari de se rapprocher de Freud en traitant du problème de la croyance, que ce soit en tant que nécessité pour l’esprit (on ne peut pas vivre sans croire) ou comme manifestation délirante qui peut conduire aux meurtres de masse. Son objectif n’est évidemment pas de faire coïncider les travaux de Freud sur les croyances en tant que projections de désirs infantiles (à commencer par la création d’un Dieu protecteur) avec les réflexions de Peirce sur la croyance et le doute comme les deux pôles de l’activité mentale humaine. Il s’agit de réfléchir, à partir des théories de l’un et de l’autre, sur le mécanisme de la croyance, quels que soient les objets de cette croyance.

Bien que Merot commence par Freud et sa thèse que la croyance est l'irruption d’un processus primaire (donc surtout inconscient) au sein d’un processus secondaire (élaboration des idées, conscience), je commencerai par ce qu’il dit de Peirce, car celui-ci offre la perspective la plus vaste : « [P]roduire la croyance est [donc] la seule fonction de la pensée », sachant que la croyance produite nous place hors du doute et aboutit au repos de la pensée. Cela me fait penser au « tenir pour vrai » de Nietzsche : on ne peut vivre dans le chaos, on a besoin d’un sol stable sous les pieds et dans l’esprit, même si l’on sait que le chaos demeure – en dépit de l’ordre qu’on cherche à instaurer. La démarche scientifique (du moins en physique et en biologie) – qui ne se réclame en rien de Nietzsche – est un exercice permanent du doute, mais cherche à aboutir à des certitudes, lesquelles sont un repos pour la pensée (mais non une absence de pensée).

Ce que dit Merot, dans la filiation de Freud (qu’il cite abondamment), est que ce processus de doute (activité) et de croyance (repos) est celui du passage de la souffrance (manque, perte, absence) à la disparition de cette souffrance. Cet état de repos que Freud désigne comme principe d’inertie fait écho à la proposition de Peirce sur la croyance comme repos de la pensée. Ce rapprochement est le point le plus nouveau de ce livre. Autant Peirce, en logicien, s’intéresse à la généralité (et à la généricité) de l’acte de penser, et par suite n’a pas lieu de distinguer croyance raisonnée (science) et croyance fantaisiste (religion), autant Freud, en médecin, s’occupe des relations entre diverses formes de souffrance et des manières de s’en affranchir. La sémiologie de l’un (science des sciences) n’est pas la sémiologie de l’autre (symptomatologie). De ce fait, la vérité de l’un (qui demeure une bonne description du monde tel qu’il est, par tout un système de signes) n’est pas celle de l’autre (lever le refoulement, rassembler ce qui est morcelé).

En abordant des thèmes comme celui de la résurrection des morts, du complotisme (et de son dogmatisme étroit et rigide), des réflexions de Freud sur Moïse (et la « vérité historique »), de la théorie des foules de Gustave Le Bon, ainsi que – longuement – celui du rêve et de sa place tant dans le jeu des pulsions que dans celui des significations, Patrick Merot interroge les processus de transformation au sein du psychisme. Ainsi, « le travail du rêve n’est pas un travail de pensée, c’est la mise en image d’une pensée qui s’est construite ailleurs, avant, autrement ».

Le rêve est le prototype de ce que l’esprit opère pour ne pas renoncer à ses croyances, à cette fixation du désir dans la lutte contre l’angoisse, voire la déréliction. « Lorsque ses croyances sont menacées, une des ruses de l’esprit pour les conserver est de les transformer dans une nouvelle forme qui conservera l’essentiel de leur économie et dans lesquelles d’ailleurs il restera souvent des traces visibles de leur origine. » Il arrive aussi, dirai-je, que ces formes anciennes et nouvelles s’associent, tel le catholicisme qui associe la résurrection du Christ et le pontificat romain.

À propos de la croyance en la vie après la mort, et en particulier en l’existence des revenants, ceux-ci sont évoqués, mais jamais vus (c’est ce qu’indique Jean-Claude Schmitt dans son livre Les Revenants, Gallimard, 1994). De même sont évoqués, par les complotistes, les méfaits de « l’État profond » sans que cet État sorte de l’invisibilité.

Même dans la connaissance scientifique (la seule que Peirce valorise) on ne peut se déprendre de la croyance. Il faut bien que la plupart des gens – physiciens inclus – croient en la vérité de la physique quantique sans être en état de la prouver : ils doivent faire confiance à leurs collègues. Ceux-ci, tels que Richard Feynman, l'un des plus grands théoriciens de la physique quantique, peuvent écrire : « [C]eux qui croient comprendre la physique quantique montrent qu’ils ne la comprennent pas. » Lui-même, dit-il, ne la comprend pas. Peut-on dire qu’il y croit – tout en connaissant ce qui fonde (et ne fonde pas) cette croyance ? Oui, car sinon, il ne pourrait « faire » de la physique.

Revenons à la psychopathologie individuelle et collective. Les fantaisies y ont d’autant plus la vie dure que le doute leur est fatal, alors que celui du savant (ou du philosophe) lui permet de modifier ses croyances à un prix supportable.

Ce que Merot voit de commun à Peirce et à Freud est leur explication « économique » : toute croyance doit sa force au fait qu’une fois établie, elle résiste au remplacement, à une « dépense nouvelle d’énergie psychique ». Cette résistance, le psychanalyste Merot la qualifie d’inconsciente. Ce qui veut dire, je crois, que la non-adhésion à une croyance ou le changement de croyance ne peut s’accomplir que dans des conditions très exigeantes.

Bref, Peirce décrit la nécessité du croire, tandis que Freud, ses modifications. C’est ce que Patrick Merot tisse avec finesse, ouvrant une perspective – à élargir – commune à une sémiologie rénovée, loin du « prêt-à-penser » et du « prêt-à-croire » que nous proposent de nouvelles sectes, lesquelles rendent presque impossible la dialectique doute/croyance, pourtant constitutive de notre humanité commune.

Michel Juffé

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