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Vivre près de la mort

Article publié dans le n°1255 (30 août 2023) de Quinzaines

Placé sous l’égide du « souci de l’autre », ce livre relate une expérience à deux voix : celle de la psychologue clinicienne Mireille Destandau, qui a travaillé durant 25 ans à la Maison de Gardanne, lieu associatif de soins palliatifs créé en 1994, avec celle de Marc Hatzfeld, ethno-sociologue qui a observé ce lieu en s’y immergeant durant un an et demi.
Marc Hatzfeld Et Mireille Destandau
Le voyage intranquille. Accompagner la fin de la vie
Placé sous l’égide du « souci de l’autre », ce livre relate une expérience à deux voix : celle de la psychologue clinicienne Mireille Destandau, qui a travaillé durant 25 ans à la Maison de Gardanne, lieu associatif de soins palliatifs créé en 1994, avec celle de Marc Hatzfeld, ethno-sociologue qui a observé ce lieu en s’y immergeant durant un an et demi.

« Entre doutes et douleurs, il arrive que le dernier parcours de l'existence soit brinquebalé par un sentiment d'urgence inconnu jusqu'alors, sentiment auquel se mêlent des surprises que l'on ne sait ni comment saisir ni même comment nommer. C'est un voyage intranquille. Ce que nous suggérons au lecteur d'observer dans ce livre est le retour d'une attention affectueuse et respectueuse pour les humains au cours de cette traversée. Ce penchant vers l'amitié, le respect et la joie de l'instant nous semble contenir des promesses nouvelles pour la médecine et pour la fin de la vie et, de ce fait, [être] porteur d'une inflexion culturelle significative. » Cette inflexion culturelle est l’esquisse d’un retour à l’humanisation de l’humain, car la prétention au transhumanisme, par exemple, est une manière d'exorciser la mort, de feindre qu'elle pourrait disparaître. Les auteurs rappellent que la vulnérabilité des humains – et des vivants – se manifeste sous des formes nouvelles : dérèglement climatique, extinctions de masse, recrudescence des guerres. D'où une « désoccultation » : « La vie reprend du sens à mesure qu'elle admet de comprendre la mort et de la regarder. Des humains vivants se penchent vers ceux qui vont mourir et tentent d'engager avec eux une conversation sur ce qui leur arrive et ce qui nous arrive. »

Les auteurs se relaient pour offrir des tableaux touchants, dans tous les sens du terme. Ils font preuve de tact (pas d’exhibition, pas de forçage aux confidences) et d’acuité dans l’observation de ceux qui vont mourir et de leurs accompagnants, tant familiers que médicaux.

« On est étonné de ce que quelqu’un à qui on a donné des soins la veille est mort. Et c'est bien de se le rappeler, parce qu'on a tendance parfois à l'oublier. Et c'est bien de l'oublier, parce que c'est la personne vivante qui nous intéresse. » Cette dialectique de la mémoire et de l’oubli est exprimée par un infirmier. Et, disent nos auteurs, « [t]out ce qui concourt à l'oubli contribue à la mort. Là où la vie s'est arrêtée, l'oubli prend sa place. L'oubli dont les vieux sont doublement victimes par les flottements de leur propre mémoire et l'effacement précoce de leurs traces est une façon de pénétrer la mort sur la pointe des pieds ».

Oublier, c’est mourir, par plus ou moins grands pans, qui nous annoncent, pensons-nous, la « vraie » mort, celle où nous cesserons d’imaginer et de remémorer, ce qui est proprement impensable. À l’approche de la mort, les humains « se découvrent matière de mémoire ». D’où l’insistance des auteurs sur les paroles échangées, et les traces que cherche à laisser tout un chacun. La richesse de leurs observations, de leurs références littéraires et musicales, des récits qu’ils rapportent défie tout compte-rendu. Ces pages sont des poèmes. Par exemple, sur la gentillesse. Celle-ci n’est ni la compassion (« souffrir avec ») ni la résilience (« faire le dos rond face à la souffrance »). « C'est l'insistance à réveiller le souffle du désir tout en respectant l'approche de la fin, les tristesses, les douleurs, les impuissances et les émerveillements. La gentillesse est approche des ajustements intimes, dans des régions de la douleur encore inconnues. »

On lit aussi, au fil des pages, l’association entre une exigence éthique – respectée ou non – qui surplombe tous les actes, médicaux ou non, et le bricolage des soins, qui n’hésitent pas à utiliser des moyens thérapeutiques apparemment folkloriques, des spectacles auxquels sont conviés les quasi-mourants. Un ajustement constant, travail « sans filet ». Au-delà des protocoles. Dans l’incertitude. Une vérité opposée à la démesure, une vérité de situation « qui bouge comme bouge l’équilibre du monde ». « On ne peut confondre la quête de justesse avec le parti pris d'un bien agir érigé en principe universel. La justesse […] est une vérité de situation, une vérité qui bouge comme bouge aussi l'équilibre du monde, l'équilibre social ou l'équilibre de la santé de chacun. » Et qui doit composer avec l’ambivalence de tout être humain : « vivre et mourir », « vivre ou mourir ». Une ligne de conduite : le désir du patient. Et celui-ci, justement, est souvent… ambivalent. 

Un chapitre est consacré à la perte. La perte d’autonomie, par exemple. Mais c’est surtout celle de pouvoir faire ceci ou cela (randonner), avec celui-ci ou celui-là. Je dirais que c’est une perte de la mémoire collective, celle qui nous fait être au monde, et qu’il faut bien finir par accepter cette perte pour ne pas trop souffrir. Les auteurs citent Georges Canguilhem, qui parle de l’état « normal » d’un organisme qui accepte de s’adapter à un monde rétréci. [Canguilhem tient ceci de Kurt Goldstein, qui parle du réajustement de ceux qui ont subi de graves altérations du cerveau.] Accepter l’irréparable, c’est se remettre en marche, en vie. « Un aspect perceptible de ce travail d'intégrité forcément inachevé tient dans ce que l'établissement de soins palliatifs est tout entier, par ses activités connexes comme par sa prestation médicale, impliqué à faire émerger ce qui fait âme commune dans un contexte où tout est perdu fors la vie. […] C'est finalement ainsi que s'accomplit l'accompagnement en dépit des pertes et des souffrances : par l'irruption du monde dans chaque instant du patient. »

Une irruption du monde décrite dans ce livre, par touches impressionnistes, sans souci didactique ou doctrinal. Il fait revivre des personnages et des situations, par une succession de « nouvelles » (au sens littéraire) qui rendent sa lecture fraîche, légère et joyeuse. Ces « nouvelles » relatent une tension singulière du temps « entre l'urgence de vivre à plein bord et la mort inéluctable, éros et thanatos, la joie d'être et la peur de disparaître, l'attachement à la beauté du monde et le détachement de l'indéchiffrable ».

Or, disent nos auteurs, cette tension est commune, même si elle s’exprime plus fortement au bord de la mort. Elle est manifestation aiguë – si elle est acceptée sans qu’on tente de la réduire ou de l’effacer – du « souci de l’autre » annoncé au début du livre. Un souci de l’autre qu’on pourrait appeler hospitalité (« recevoir chez soi »).

Nos auteurs, je crois, concluent en ce sens, lorsqu’ils déclarent concevoir « l’accompagnement de la fin de parcours comme une modalité de l’altérité », complémentaire de la solidarité. Un accompagnement qu’on pourrait étendre à l’accueil de l’étranger, du demandeur d’asile et de tous ceux qui sont particulièrement vulnérables. Sous l’égide, répètent-ils, du « principe d’incertitude », de la « recherche de justesse » et du « jeu avec l’ambivalence ».

« Accompagner, c’est marcher à côté de quelqu’un », dit une infirmière de la Maison de Gardanne. Ce livre nous fait participer à divers épisodes d’une telle marche et nous prend à cœur.

Michel Juffé

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