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La pensée athéologique d’Alain Jugnon

Philosophe, poète, créateur de « polièmes » (forme politique de la poésie et poétique de la politique) pour reprendre le vocable de Michel Surya, Alain Jugnon a construit une somme athéologique qui se pose en contre-offensive aux néofascismes actuels. Pulsé par un chant de concepts, une tectonique d’opérateurs de pensée sismique, irrigué par une passion pour la littérature-insurrection, ce livre-opéra ambitieux entend penser à nouveaux frais un matérialisme athée apte à faire pièce aux formes les plus insidieuses de la domination.
Alain Jugnon
Athéologiques : l'humanisme, le communisme et Charles Péguy
(Dasein)
Philosophe, poète, créateur de « polièmes » (forme politique de la poésie et poétique de la politique) pour reprendre le vocable de Michel Surya, Alain Jugnon a construit une somme athéologique qui se pose en contre-offensive aux néofascismes actuels. Pulsé par un chant de concepts, une tectonique d’opérateurs de pensée sismique, irrigué par une passion pour la littérature-insurrection, ce livre-opéra ambitieux entend penser à nouveaux frais un matérialisme athée apte à faire pièce aux formes les plus insidieuses de la domination.

Véronique Bergen : Dédié à Alain Jouffroy, ton essai s’inscrit dans la veine nietzschéenne du « philosophe-artiste ». Son plan est un plan d’immanence logé à l’enseigne de l’athéologie de Bataille, de l’intempestif au sens de Nietzsche et d’un matérialisme des corps. Comment s’est opérée la mise en mouvement des œuvres d’Artaud, Genet, Surya, Kafka, Deleuze… pour penser les puissances qui affirment la vie et combattent les forces de mort ? 

Alain Jugnon : Ce livre-là, c'est un peu une tentative d'individuation littéraire, psychique et sociale, comme Gilbert Simondon l'entendait lorsqu'il parlait de l'évolution des systèmes biologiques, humains et techniques : la littérature, quand elle pense, se pense, fait penser, elle est le mode d'opération de la philosophie elle-même. Des penseurs et écrivains (autre expression de Michel Surya : les pensécrivains) comme Artaud, Genet, Kafka et Deleuze sont les inventeurs et les intercesseurs de cette nouvelle musique dans l'écriture (qui tourne en révolutionnant-révélant une ritournelle) qui sait construire des existences et des mondes. Lire et écrire : j'ai rencontré ce dispositif comme passage à l'acte littéraire en lisant tout d'abord Gilles Deleuze, tout Gilles Deleuze, j'avais vingt ans, j'étais dans le refus du roman, de la poésie, de la fiction et des histoires. Je cherchais un monde à écrire contre le « monde vrai », j'ai trouvé Deleuze, et c'est son livre Nietzsche et la philosophie qui m'a poussé vivement vers Nietzsche et vers la philosophie : autrement dit, le combat des devenants contre la mort, le nihilisme et, en bout de ligne de fuite, le christianisme et le fascisme. Ensuite, il m'aura suffi de lire ému et réchauffé comme un enfant qui trouve manteau à sa mesure les beaux livres d'Alain Jouffroy et les essais profonds et joyeux de Jean-Noël Vuarnet pour décider de me lancer dans une série d'essais qui ferait le livre de philosophie de « ma littérature », celle qui m'a fait souverain et peuple à la fois : tous les êtres humains, comme disait Nietzsche à la fin. 

V. B. : Peux-tu développer ce qui t’a mené à conserver le concept d’humanisme (certes revisité, fêlé, réélaboré) là où bien des courants philosophiques du XXe siècle l’ont discrédité ? L’humanisme sur lequel tu fais fond part du retour des camps de Robert Antelme et n’entend guère mettre l’homme à la place du Dieu mort. Comment l’articules-tu, le complexifies-tu par la question de l’« humanimalité » qu’ont déployée Georges Bataille et Michel Surya ?   

A. J. : La question est grave, et rare par les temps qui courent, à l'époque de la post-démocratie et de la post-vérité assumées et décomplexées, mais c'est la question humaine en propre et j'ai bien tenté dans ce livre de la poser à la littérature, toute la littérature, et pour faire venir une littérature de l'avenir. Il n'y a plus selon moi à différencier, faire jouer l'un contre l'autre, la littérature et la pensée, la poésie et le roman, la vie et la philosophie.

Nous, écrivant et lisant, sommes tout le livre et la bible qu'il nous faut (Hugo voulait pour le trop humain l'écriture d'une « bible humaine ») : « livre » comme libre et « bible » comme vie, comme art. Je me permets, pour répondre à ta question, de recopier ici le texte de Robert Antelme, cité dans le livre, et de reprendre le paragraphe qui me fait définir, je crois, ce que j'entends par humanisme, ou « humanisme des besoins » (formulation que je reprends, pour lui rendre hommage, à Dionys Mascolo), ou hommisme (le néologisme que je voudrais valider philosophiquement) : « J’ai le sentiment, que n’ont peut-être pas tous mes camarades, d’être un nouveau vivant, pas au sens Wells du mot, pas au sens fantastique, mais au contraire au sens le plus caché. De sorte que ma véritable maladie qui naissait si tendrement voici quelques semaines – elle était alors supportable – atteint maintenant sa maturité et devient très ingrate. Voici un appendice qui se développe, un esprit sans canaux et sans cases, une liberté en somme peut-être prête à se laisser saisir, peut-être aussi à annihiler les autres libertés, soit pour les tuer, soit pour mieux les embrasser. Si l’on voulait donc voir se former un homme, on pourrait m’observer de près, en faisant la part du caractère morbide de la formation ». C'est incroyable mais c'est vrai, l'humanisme et son homme reviennent avec Antelme sorti des camps. 1945, c’était le moment : le retour de la mort vivante, quand la connaissance de soi est conscience de tout et de tous. « L’arrêt de vie » est cela : inventer la vie qui va avec le vivant qu’on sait qu’on est. C’est long à écrire ici, mais c’est un instant. Mascolo, l’ami de Robert Antelme, aura essayé toute sa vie de construire la philosophie de cet arrêt de vie, comme une révolution-vie, comme un communisme-vie et comme l’amour. Ce livre doit tout à ce retour-là, à cet homme-là : il parle de la vie parce que Robert Antelme a tenu bon et a maintenu le bond.           

V. B. : Le devenir-homme est-il pour toi indissociable d’un devenir-animal, impersonnel, moléculaire au sens de Deleuze et Guattari ? Peut-on voir dans l’humanimalité une forme d’antispécisme, un refus du partage entre humains et non-humains au profit d’un continuum des expressions du vivant ? L’enjeu de révolution que tu mobilises englobe-t-il toutes les formes de vie ? 

A.J. : Ce que je pense de l'animal que je suis, c'est qu'il y a bête et bête de l'homme. Et cela, il est vrai, m'éloigne beaucoup – et je dois le dire de manière insouciante – de la question animale en tant que telle. C'est cela même : je soigne cet animal littéraire qui fait souffler ma parole comme Artaud ses dessins, ses traits et ses pensées humanisantes, contre la religion, contre la mort et contre le nihilisme. Cette « humanimalité » est ma part de dieu personnel, elle porte devant ma main à plume et ma matière à vivre. Mon humanisme vient de l'homme-nature de Nietzsche : en révolutionnant le moléculaire dans les lettres et dans la vie humaine, les animaux seront sauvés aussi, mais nous serons les biophilosophes de cette fiction. Je crains par-dessus tout l'amour politique et éthique des bêtes pour elles-mêmes, comme l'amour de la nature pour la nature elle-même. J'ai écrit un livre contre Michel Onfray justement parce que sa propre « athéologie » devenait une forme politique et fasciste de défense de la nature d’abord, du cosmos et des bêtes, en jetant le bébé homme avec l'eau du bain Grand Un et Jouvence pour tous. Ce matérialisme n'est plus un humanisme, ce nihilisme se construit comme un déni de pensée et une guerre à la pensée même. Pour en finir, les animaux une fois renaturés regarderont avec un drôle de point de vue les hommes dénaturés que nous croirons être encore. Il n'y a d'athéologie possible qu'au nom du tout-humanisme, comme Édouard Glissant parle du tout-monde : c'est politique parce que c'est littéralement réhumanisateur. Disons que je fais totalement mienne l'imitation en Kafka que produit Michel Surya au tout début de son livre Humanimalités[1] : « Un jour, la littérature a formé des figures qui n'avaient pour elles qu'une extrême pauvreté à opposer à tout ce qui s'enorgueillissait de sa force. On ne l'a su qu'ensuite, ces pauvres figures portaient la prémonition des formes atroces que cette force allait bientôt revêtir. » 

V. B. : Tu réalises un devenir poétique de la philosophie et un devenir philosophique de la poésie. Au fil de tes « mille plateaux », de ta galerie de personnages conceptuels, se détachent ceux du « cathofasciste », de l’acéphale, de l’« humanarchiste ». Tu disposes la scène d’un affrontement, d’une guerre où s’opposent les revivals des cathofascistes et les nouvelles manifestations de l’acéphalité. Je te cite : « Pour Bataille, il n’est donc réellement pas question d’être ami, de faire ami-ami, avec les chrétiens » et, plus loin : « Ainsi, les philosophes de 2015 se battent avec les anti-philosophes […] comme Rousseau se battait avec les anti-Lumières, comme Nietzsche avec les chrétiens, Marx avec les capitalistes, Deleuze avec la connerie micro-fasciste et Jean-Luc Nancy avec les anti-démocratie ». Quels sont les paramètres, le visage de la guerre (frontal/viral/diagonal…) que tu décris et la manière d’y mettre fin ? 

A.J. Il faut lire un grand livre politique qui vient de paraître et qui déconstruit la guerre de toujours comme guerre du capital d'abord, je veux parler de Guerres et capital d'Éric Alliez et Maurizio Lazzarato aux éditions Amsterdam. Cet énorme travail, qui développe l'histoire capitalistique de la guerre dans le monde occidental, est une somme impressionnante qui démontre qu'il s'agit d'armer la pensée humaniste à nouveaux frais pour faire la guerre à la guerre. Mon propre diagnostic dans la littérature et la philosophie se trouve validé et enrichi par ce livre et, sans encore donner de solution, les deux auteurs en sont bien à devoir redonner à penser ce qui est le monde matériel et vivant que nous constituons et agençons. Il faudra pousser alors plus loin la phrase fameuse reprise par Guy Debord, une révolution est en cours, un mouvement est déjà dessiné, et il faut en être conscient, armés et fuyants, dans l'exil et pour l'affrontement, et encore une fois pour un retour à l'homme : « Nous tournoyons dans la nuit et nous voilà consumés par le feu » (In girum imus nocte et consumimur igni, qui est le titre latin du livre de Debord), mais la nuit passe, quand le feu se maintient. 

V. B. : La présence de Péguy dans le titre et dans le corps du livre pourrait désarçonner, produire un effet déconcertant. Quelles sont les facettes du « nietzschéisme de Péguy » qui permettent de se mobiliser contre la « maladie infectieuse » qu’est le christianisme, d’en être l’antidote ? Je te cite à nouveau : « Il n’y a que Bataille, Artaud et Genet pour avoir dit et écrit que le christianisme est une maladie infectieuse ». En quoi Péguy nous aide-t-il à miner les ersatz de transcendance, les mécanismes qui aliènent et réifient les souffles de la liberté ? 

A. J. : Ah oui ! la question Péguy, la place du nom, la force de l'écriture ! Tout Péguy est là pour moi, pour l'affiche, pour l'adverbe et la phrase longue, longue comme le temps pris pour une révolution humaine, pour faire une bible humaine justement, sans la transcendance, sans dieu et sans les saints et les héros. Péguy, pour moi, c'est la machine désirante de politique vraie et c'est le désir machinant au fond et en surface toute la littérature que je trouve chez Deleuze, le Deleuze à la table à écrire et devant la page à lire. Péguy, c'est le diable en personne dans la philosophie contemporaine. Alors oui, il s'agit bien de poser partout dans le livre, dans l'agencement de mes quatre essais, l'écriture de Charles Péguy, cet écrivain en blouse de journaliste et ce poète en habit de professant, le lieu même de ce que traduit son nietzschéisme… Ne plus voir aujourd'hui le Péguy socialiste vivant sans le Péguy mystique et mort, c'est s'enlever une arme, celle qui dit non à la destruction actée des esprits au nom des corps mis au travail et des mains mises au supplice. Péguy, Céline et Artaud sont les trois chevaliers du matérialisme par le bas et de l’athéisme par le grand que je chéris : tous trois ont eu affaire à l'affreux, ont eu à donner d'eux à Dieu ou au mal, tous trois ont pris la charge, toute la charge. À charge de la pensée maintenant et de la littérature aujourd'hui de leur redonner à plein toutes les lettres qu'il faut et tous les pouvoirs constituants. 

V. B. : Quelles sont les lignes de fuite qui tracent un « pour en finir avec le christianisme et ses succédanés » ? 

A.J. : Je dirige les Cahiers Artaud[2] et dans cette revue je tente de produire le diagramme contemporain des lignes de fuite et des cartographies qui en finissent avec Dieu, selon « l'interjection en appel » d'Antonin Artaud lui-même. L'irréductibilité de la littérature est la forme prise dans la modernité pour précisément réduire le christianisme à sa plus simple expression : un empoisonnement. Il n'est que les pensécrivains de bonne volonté et les philosophes-artistes pour tisser les nouveaux modes d'existence que les livres et les revues nous donnent à pénétrer, comme un anti-poison, un anti-logos, une anti-mort. Il me faut ici rendre hommage au premier des individuants qui légitima pour moi mes tentatives dans l'essai critique, je veux parler à nouveau de Jean-Noël Vuarnet, auteur du livre Le philosophe-artiste[3]

V. B. : Magnifique chant d’amour à la littérature « mineure », radicale, ton essai milite pour un matérialisme où les corps ne sont plus prisonniers d’un icarisme idéaliste. À partir notamment du Corps sans organes d’Artaud, du Bleu du ciel de Bataille, tu libères l’hypothèse d’« un corps bleu ». Pourrais-tu déplier les harmoniques, les significations et fonctions de ce « corps bleu » ?  

A. J. : Pour ce qui est du « corps bleu », j'aimerais maintenir le mystère et laisser le lecteur découvrir et ce bleu et ce corps dans mon livre : qu'on sache que je l'ai d’abord vu bleu et corps chez Jean Genet et qu'il est entré comme un voleur dans mon journal de vivant.

[1] Michel Surya, Humanimalités, Léo Scheer, 2004, p. 11.
[2] Cahiers Artaud n° 3, à paraître en octobre prochain aux éditions Les Cahiers.
[3] Jean-Noël Vuarnet, Le philosophe-artiste, Lignes/Léo Scheer, 2004.

Véronique Bergen

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