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Petit panorama de la musique écrite par des femmes

La musique écrite par des femmes depuis Hildegard von Bingen (1098-1179) est très largement minoritaire, puisque la fameuse International Encyclopedia of Women Composers (dirigée par Aaron Cohen) n’en dénombre que 6 196 alors que les hommes sont probablement cent fois plus nombreux. Les femmes ont souvent rencontré l’incrédulité sur leur chemin lorsqu’elles prétendaient écrire de la musique, incrédulité qui ne venait pas seulement de leurs rivaux masculins (souvent leurs professeurs dévoués) mais de toute une société structurée autour de l’idée de famille, avec une distribution des tâches qui ne faisait débat pour personne. Toujours est-il que de belles personnalités musicales sont nées chez les musiciennes les plus opiniâtres et qu’aujourd’hui, à valeur égale, le fait d’être des femmes les favorise plutôt puisqu’on parle d’elles d’abord parce qu’elles sont des femmes avant de parler d’elles parce qu’elles ont écrit de la bonne musique. En un mot comme en mille, si la musique de Clara Schumann, de Fanny Mendelssohn ou de Louise Farrenc n’était pas signée par des femmes, on ne la jouerait plus aujourd’hui. Tout simplement parce qu’elle n’est pas d’un niveau supérieur à celui de milliers d’autres œuvres écrites à la même époque par des hommes. En outre, le fait que Clara Schumann était la femme de Robert et Fanny Mendelssohn la sœur de Felix a joué un rôle considérable dans cette postérité. Quant à Louise Farrenc (1804-1875), si on ne l’a pas oubliée, c’est qu’elle fait partie des très rares femmes de sa génération à avoir écrit trois symphonies (au reste, d’un niveau musical tout à fait honorable). C’est seulement depuis le début du XXe siècle que des musiciennes de très haut niveau sur le plan de la composition sont apparues. Voici donc le premier volet d’un panorama qui commence à l’aube du XXe siècle et où seul l’intérêt musical m’a guidé.

De Dora Pejačević (1885-1923)
à Marcelle Soulage (1894-1970)
 

 

Dora Pejačević (1885-1923)

La musique de cette compositrice croate commence à renaître grâce à la firme discographique allemande CPO. Presque toutes les cinquante-sept œuvres écrites par cette femme remarquable, amie de Karl Kraus, sont maintenant enregistrées et méritent le détour. Pejačević ne se contentera pas d’écrire des romances de salon et des pièces pour piano pour amateurs comme la plupart des femmes de cette époque. Elle se confrontera avec talent aux genres les plus exigeants : sonate, quatuor à cordes, trio, quatuor et quintette avec piano… Jusqu’à sa très dramatique Symphonie en fa dièse mineur op. 41 (1918), tétanisant ses premiers auditeurs au point que le célèbre chef d’orchestre Arthur Nikisch la mit à son répertoire mais disparut hélas juste avant de pouvoir la diriger. Elle mourra à trente-sept ans en mettant un enfant au monde. Si sa vie avait été plus longue, il est plus que probable que la compositrice extrêmement douée mais encore assez académique qu’elle fut serait devenue une figure majeure de la modernité musicale du milieu du XXe siècle. 

Rebecca Clarke (1886-1979)

Élève du brahmsien Charles Villiers Stanford au Royal College of Music, Rebecca Clarke, très active comme altiste à Londres et à New York où elle émigra en 1916, n’a que peu écrit. Pourtant sa Sonate pour alto (ou violoncelle) et piano de 1919 et son Trio avec piano (1921) sont indiscutablement des chefs-d’œuvre de l’impressionnisme musical, qui soutiennent largement la comparaison avec ce que Debussy, Fauré, Ravel, Roussel ou Caplet (sans parler de ses contemporains anglais John Ireland, Frank Bridge, Ernest John Moeran) écrivirent à la même époque, et confèrent à son auteur une place singulière dans la musique de son temps. Ces deux œuvres sont enregistrées plusieurs fois en CD. Chez Naxos, on découvrira un disque fort intéressant comportant, entre autres œuvres de Clarke, la Sonate pour alto par Philip Dukes, mais pas le Trio, qu’on trouvera quant à lui sur un disque du Hartley Trio intitulé « British Piano Trios » chez Heritage. 

Lili Boulanger (1893-1918)

Un génie fauché à la fleur de l’âge ! Sa sœur, Nadia Boulanger (1887-1979), impressionnée par la musique de sa cadette, cessera très vite de composer pour devenir un des plus grands professeurs de composition du siècle… Lili, quant à elle, fut le premier Grand Prix de Rome féminin de l’histoire, en 1913, avec sa magnifique cantate Faust et Hélène. Une date pour le féminisme de l’époque, mais surtout une grande date pour la musique française car Lili Boulanger est avant tout un des plus grands compositeurs à avoir obtenu ce prix avec Berlioz, Bizet, Debussy et Caplet. La musique de Lili Boulanger, qu’elle soit écrite pour piano (sublime Thème et variations de 1915) ou pour chœur et orchestre (l’immense Psaume 130 « Du fond de l’abîme », 1910-1917), nous bouleverse au plus profond de notre âme. Elle peut aussi bien évoquer les charmes D’un matin de printemps (1917-1918), D’un soir triste (1918) que les envoûtements d’une Vieille prière bouddhique (1914-1917) ou les grandioses imprécations des psaumes de David. Il est probable que Honegger, qui revendiquait d’ailleurs l’influence de Lili Boulanger sur sa musique, aurait trouvé en elle une rivale de taille si la maladie ne l’avait pas emportée à vingt-quatre ans. Si vous ne connaissez pas encore la musique de Lili Boulanger, c’est le moment ou jamais ! Tout est enregistré.

Marcelle Soulage (1894-1970)

Voilà une musique à redécouvrir de toute urgence. La seule œuvre que je connais d’elle est une Sonate pour violoncelle et piano en fa dièse mineur (1919) de toute beauté, dans l’excellente interprétation d’Odile Bourin et de Geneviève Ibanez chez Anima. Mais il y a quatre-vingts opus à découvrir jusqu’en 1930, date après laquelle la veine créatrice de Marcelle Soulage semble se tarir… D’autres sonates, un trio avec piano, un quatuor avec piano, un quatuor à cordes, des dizaines de mélodies, attendent d’être réveillés tels de merveilleuses Belles au bois dormant.

Nicolas Bacri