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Le beau Géo

Article publié dans le n°1125 (01 avril 2015) de Quinzaines

Personne ne connaît plus le nom de Georges Oltramare, alias le beau Géo. Il faut fouiller dans les décombres de l’Occupation et de la collaboration pour trouver trace de ce leader fasciste suisse, qui a passé la guerre à Paris, avant de se trouver à Sigmaringen, puis a été condamné à mort avant de mourir dans l’oubli en 1960. Yves Laplace enquête depuis longtemps sur lui.
Yves Laplace
Place des héros
(Fayard)
Personne ne connaît plus le nom de Georges Oltramare, alias le beau Géo. Il faut fouiller dans les décombres de l’Occupation et de la collaboration pour trouver trace de ce leader fasciste suisse, qui a passé la guerre à Paris, avant de se trouver à Sigmaringen, puis a été condamné à mort avant de mourir dans l’oubli en 1960. Yves Laplace enquête depuis longtemps sur lui.

Plaine des héros n’est cependant pas qu’une enquête sur un sinistre et obscur personnage. Oltramare est aussi un homme de lettres plein de verve, un séducteur sans cesse sur le qui-vive, un amateur de bons mots qui n’aurait pas duré longtemps parmi ses amis nazis. Une figure romanesque, ambiguë à souhait.

Plaine des héros n’est pas sa biographie. C’est un roman construit en deux parties. Dans la première, « l’autre » et « moi » débattent. Leur premier dialogue a lieu en 2009, le quatrième en novembre 2011 et novembre 1932. Dans ces divers échanges, le narrateur, ou « moi », évoque la figure d’Oltramare, un peu comme on saute du coq à l’âne, tandis que « l’autre » le titille ou le nargue : Yves Laplace porte ce projet d’écriture depuis un certain temps et a du mal à le mettre en œuvre, tergiverse. La conversation se déroule pour partie dans une station-service de Genève, une station Tamoil sur laquelle nous reviendrons, et non loin de Plainpalais, lieu d’une fusillade en 1932. Ce jour-là, de jeunes soldats suisses ont tiré sur des manifestants qui protestaient contre un meeting organisé par Oltramare et son parti, l’U.N. Treize morts et soixante-cinq blessés : une tache sur l’histoire de la Suisse.

Histoire qui n’est jamais aussi pâle que ce pays, neutre pour l’éternité, donne à le croire. La station Tamoil tient son nom de la principale compagnie libyenne. À l’époque où nos personnages la fréquentent, elle appartient à la famille Kadhafi. Et, pour qui l’aurait oublié, le fils Kadhafi habite en Suisse, s’y comporte de façon cruelle avec ses employés de maison, ce qui ne choque pas outre mesure dans un pays où la xénophobie est assez répandue. Mais tout est question de fortune, et on en méprise moins certains que d’autres. Yves Laplace n’a pas sa plume dans sa poche ; il aime Voltaire, et l’ironie dont il fait preuve ravira ceux qui ont plaisir à faire des liens ou à saisir les allusions.

Un premier portrait d’Oltramare est ainsi brossé, que l’on retrouvera amplifié, approfondi, dans la seconde partie du roman. Le narrateur accompagne Grégoire, neveu d’Oltramare, en Russie. Grégoire est musicien, un peu bohème, et, comme bien des personnages d’Yves Laplace, c’est un homme qui ne sait pas sur quel pied danser, un « original », pour reprendre le titre d’un précédent roman. Le roman mettait en scène Bernard, cousin plutôt salace du narrateur. Ici, ce Bernard, qui vit désormais au Laos, se moque du narrateur, toujours en quête d’oiseaux rares. Il n’a pas tout à fait tort. Grégoire a une histoire compliquée. Il est né en 1942 et son oncle l’a connu enfant, puis adolescent. Le beau Géo prend alors une autre dimension, il n’est pas seulement le leader fasciste, mais le parent et l’homme qui se trouve au cœur de bien des secrets de famille. On ne les révélera pas tous, il faut au contraire laisser le dévoilement se produire. Grégoire le dit très bien, vers la fin du récit qu’il fait au narrateur : « Avec le temps tous les fils se confondent. La pelote se dévide, mais dans quel sens ? Il y a une turbulence au milieu de la nuit, un chaos dont j’ignore s’il trouve son origine en moi ou hors de moi parmi les éléments. »

Grégoire parle plus loin de son instabilité, liée notamment à des origines multiples, à des croisements que l’oncle Géo connaissait. L’un des pères de Grégoire (ce pluriel restera un mystère pour qui ne lira pas le roman) se nomme Casimir Oberfeld. Compositeur d’opérettes, il a été lié avec Fernandel (il a écrit la musique de « Félicie aussi »). Pendant l’Occupation, ce beau-frère d’Oltramare n’a pas compris ce qui lui était promis et, contrairement à son ami Norbert Glanzberg – compositeur pour Piaf –, il n’a pas su se mettre à l’abri. Un autre de ses pères, Paul Dunant, est de ces héros ambigus dont on ne sait s’ils étaient collaborateurs ou résistants. Sans doute connaissait-il les comparses d’Oltramare qui se retrouvaient boulevard Flandrin et participaient à des émissions de radio plutôt enflammées, mais tout cela s’estompe à la Libération. « Un fils naturel ne juge pas ses pères », explique Grégoire. Quant à Oltramare, plus « latin que doctrinaire », il n’a pas dénoncé Oberfeld, l’aurait peut-être aidé s’il avait su dans quelle situation il était. On est en pleine zone grise, ou bien dans ce monde que les premiers romans de Modiano, La Ronde de nuit ou Les Boulevards de ceinture, décrivent dans un climat de cauchemar.

Yves Laplace se situe dans un autre registre, et les fils qu’il noue ou dénoue, s’ils ont toujours à voir avec l’Histoire, ont aussi à voir avec l’histoire familiale. Pour qui a lu La Réfutation, par exemple, autour de la figure de son père, Plaine des héros est comme une note qui se prolonge. Laplace s’implique dans son texte, ne s’en absente jamais, même s’il ne se met pas en son centre. Ce sont les autres qui l’intéressent. Il se présente sans concession : « Est-ce enfin parce qu’il a succombé au vacarme, tel un écrivain raté, parce qu’il n’est plus lui-même qu’une rumeur sans visage et sans nom, un atome perdu dans le grand collecteur du CERN, une poussière politique à masse nulle égarée dans le temps universel, que j’ai un faible pour Oltramare ? » Le roman répond à la question avec le souci du détail et du détour qui caractérise Laplace. On avance comme dans un labyrinthe, on trouve ses repères parmi les noms propres jusqu’au bout, dans ce codicille qui atteste de l’authenticité des faits rapportés, contre l’oubli qui a enfoui la plupart des protagonistes.

Plaine des héros dérange et ravit. Il peint une Suisse peu amène (mais Jacques Chessex, dans Un juif pour l’exemple, la montrait-il si charmante ?), met en scène un héros séduisant et détestable. Et comme rien n’est construit par hasard, on lira la fiche biographique que Wikipedia consacre à Oltramare… en 2032. Cent ans après le massacre de Plainpalais. Elle fait l’ouverture du livre et nous incite à l’attention. Avec Yves Laplace, le roman est d’abord un jeu.

Norbert Czarny