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Le féminisme en musique

Les « nouveaux musicologues », tel est le nom donné aux auteurs qui font prévaloir une interprétation culturelle de la musique. Plus que tout autre livre, "Feminine Endings", paru en 1991, leur a ouvert la voie. La musicologue américaine Susan McClary y appliquait la recherche féministe (feminist criticism) à sa sphère de compétence.
Susan Mcclary
Feminine endings. Music, Gender and sexuality
Les « nouveaux musicologues », tel est le nom donné aux auteurs qui font prévaloir une interprétation culturelle de la musique. Plus que tout autre livre, "Feminine Endings", paru en 1991, leur a ouvert la voie. La musicologue américaine Susan McClary y appliquait la recherche féministe (feminist criticism) à sa sphère de compétence.

Au début de cet ouvrage, Susan McClary se compare à la dernière femme de Barbe-Bleue : elle recueille elle aussi un bel héritage (les trésors de la musique occidentale) sans avoir le droit de poser des questions sur sa signification. C’est un peu comme si la musicologie traditionnelle lui faisait cette injonction : « admire et tais-toi ». « Malheureusement, c’est une condition que je n’ai jamais été capable d’accepter. » Et comme autant de traces de sang sur des trésors, Susan McClary décèle dans la musique merveilleuse qu’elle étudie des réalités telles que la violence, la misogynie, le racisme. Et la peur – peur des femmes, peur du corps. C’est dans la critique féministe que McClary a trouvé la clé de la porte interdite.

Elle met au jour, par exemple, la « sémiotique musicale du genre » que les compositeurs d’opéra ont développée : tout un ensemble de conventions permettant de construire la masculinité ou la féminité en musique. Certains de ces codes résistent au temps, comme la représentation du courage masculin ou du pouvoir de séduction féminin, des opéras de Cavalli (XVIIe siècle) jusqu’à Indiana Jones. Cette permanence, nous dit McClary, n’est pas due au caractère prétendument universel de la musique mais à la pérennité de certaines attitudes sociales.

Il n’y a pas que l’opéra et la musique dite « à programme » qui soient façonnés par de telles constructions du genre ou de la sexualité ; celles-ci affectent également certains éléments de l’écriture musicale elle-même. Les analystes recourent souvent à des métaphores liées au genre, notamment dans la division des cadences (une cadence est une fin de phrase musicale), qui peuvent être masculines ou féminines – d’où le titre du livre : Feminine Endings. Une cadence est dite « féminine » lorsque l’accord conclusif, retar­dé, tombe sur un temps faible de la mesure (1). Le « masculin » est volontiers identifié à un type de discours musical plus objectif, plus rationnel, comme l’illustre au mieux cette citation du Harvard Dictionary of Music (édition de 1970) : « The masculine ending must be considered the normal one, while the feminine is preferred in more romantic styles. »

Un autre exemple est plus caractéristique encore. La plus grande partie des œuvres classiques et romantiques sont régentées par une structure qu’on appelle la « forme sonate ». Cette structure se définit par la succession de deux pôles tonals, chacun d’entre eux étant en général représenté par un thème bien discernable. Le plus souvent, le premier thème (« thème principal ») est « masculin » (énergique) et le second thème « féminin » (tendre). Songez au premier thème de la Cinquième, vous l’avez forcément en tête : il est incontestablement masculin ; quant au second thème, son lyrisme l’oppose clairement au premier. Mais la forme sonate exige que le second thème – marque de son assujettissement – réapparaisse (dans le cadre de ce qu’on appelle la « réexposition ») dans le ton principal cette fois, celui du thème « masculin », et que la menace qu’il représente soit ainsi neutralisée. Pour Susan McClary, le second thème est l’Autre féminin (référence implicite au Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir).

Le chapitre « Sexual Politics in Classical Music » est particulièrement intéressant. Susan McClary commence par définir la sexualité comme « le plus personnel des domaines et aussi celui qui est le plus soigneusement contraint par l’ordre social ». Elle remarque ensuite que certains mélomanes voient la supériorité de la musique « classique » (adjectif consacré par l’usage mais « savante » conviendrait mieux) dans le fait qu’elle n’est pas « contaminée » par le sexuel – ni par le social. La musique classique européenne a la prétention de transcender le corps, d’être en rapport « avec les univers plus nobles de l’imagination et même de la métaphysique ». Une certaine philosophie n’arrange rien, qui tend à éviter les questions de signification, considère que la musique n’a d’autre contenu qu’elle-même et va jusqu’à dénier la présence d’éléments expressifs en son sein.

McClary, en s’appuyant sur une analyse précise du langage musical de Carmen de Bizet, ébranle sérieusement pareille conception. À travers, notam­ment, l’opposition des personnages de Micaëla et de Carmen, cette dernière étant l’« Autre dissonant ». Micaëla incarne l’idéal bourgeois de la jeune fille éthérée et soumise : ses lignes mélodiques sont diatoniques (sans la menace de demi-tons trop nombreux), ses rythmes bien sages. La musique de Carmen, au contraire, se distingue par son chromatisme (succession de demi-tons) et ses airs portent le nom de danses (habanera, séguedille) dont les rythmes sont « si contagieux qu’ils rendent José – et l’auditeur – conscients à la fois de son corps [celui de Carmen] et (pire encore) de leurs propres corps ».

Mais c’est Don José, selon Susan McClary, qui est le personnage central de Carmen, en tant qu’il s’agit d’une fable morale. Son discours musical est celui de la langue de la musique classique occidentale, il est dédié à des sentiments élevés plutôt qu’au corps. En un mot, « sa musique est transcendantale », en apparence au moins car, selon McClary, en réalité elle « n’est pas moins investie libidinalement que celle de Carmen ». Du point de vue de la transcendance et de sa suprématie, l’opéra a une fin heureuse. Le spectateur est conduit non seulement à accepter mais à désirer la mort de Carmen, pour que soit résolue une tension insupportable : l’accord parfait majeur, qui efface ce signe de l’Autre qu’est l’intervalle de seconde augmentée (exemple : do-ré#), l’emporte sur les glissements chromatiques de la séduction et du désir. Selon Susan McClary, « Bizet articule dans Carmen la série complète des symptômes de la paranoïa culturelle du dernier XIXe siècle » : Carmen est l’Autre sexuel, l’Autre ethnique, l’Autre comme appartenant à la culture populaire.

Pour Susan McClary, certaines caractéristiques d’un opéra comme Carmen se retrouvent dans le monde sans paroles de la « musique absolue ». Elle prend l’exemple de la Quatrième Symphonie de Tchaïkovski (1877), écrite peu après et sous l’influence de l’œuvre de Bizet. La symphonie s’ouvre sur le thème introductif du fatum, germe de l’œuvre entière selon le compositeur. Contras­tant avec cet « arrière-plan lourdement patriarcal », le thème principal se révèle « hypersensible, vulnérable, irrésolu » (McClary ne se contente pas de ces adjectifs, elle les fonde sur l’examen de la partition), il semble chercher un instant de stabilité rythmique ou tonale. Quant au second thème, il n’est pas seulement « féminin », il est « aguicheur » et « furtif », avec son chromatisme il a quelque chose de Carmen.

Dans le déroulement du mouvement, Tchaïkovski ne respecte pas les conventions : le thème et la tonalité principale ne sont pas rétablis au moment où la tradition les attendait. Ainsi le compositeur déconstruit-il, selon Susan McClary, « le puissant paradigme narratif de l’aventure et de la conquête qui a sous-tendu la symphonie [le genre de la symphonie] depuis ses débuts ». Cette fois, le protagoniste semble inhibé à la fois par les « attentes patriarcales » et le piège de la séduction féminine. L’année 1877 est pour Tchaïkovski celle du mariage désastreux que son homosexualité a concédé à une société répressive. Bien sûr, reconnaît McClary, qui prend garde de ne pas tomber dans le type de préjugés essentialistes qu’elle dénonce, ce n’est pas la seule explication possible.

Susan McClary appelle de ses vœux de nouveaux modèles, « qui n’exigeraient pas la honte – ou la mort – comme prix du plaisir sexuel ». Plus généralement, elle remarque qu’en Occident la mu­sique elle-même a souvent été « regardée comme l’Autre féminin qui court-circuite la raison et fait naître le désir ».

Tel est ce livre, passionnant jusque dans l’excès de quelques-unes de ses interprétations ou généralisations. On a pu noter aussi que les arguments de McClary semblent parfois concerner les écrits des théoriciens plutôt que les œuvres musicales elles-mêmes. Mais voilà en tout cas une musicologue qui ne réduit pas la musique au silence.

 

  1. En français, on parle plus volontiers de dési­nence féminine dans ce cas, par analogie avec la rime féminine, que termine une syllabe muette.
Thierry Laisney

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