"Le parfum de la vérité"

Article publié dans le n°1086 (16 juin 2013) de Quinzaines

Un drôle de corps, grand, laid et maigre. Un tissu de contradictions : couard et téméraire ; épris de beauté féminine au point de se retourner sur toutes les jeunes filles, et incapable, par timidité ou par orgueil, d’avancer aucune entreprise de séduction ; ouvert aux cultures et, ce qui est plus rare, aux religions étrangères mais presque bigot de son luthéranisme danois ; passé de la pauvreté humiliée à une manière d’aisance ostentatoire, grâce à la protection du directeur de théâtre Jonas Collin qui l’avait adopté, et à une activité littéraire foisonnante dès l’extrême jeunesse (il écrit pour la scène, mais aussi de la poésie, des romans, des essais) : tel est l’homme qui s’engage, en 1840 à trente-cinq ans, dans un fabuleux voyage oriental qui va durer neuf mois.
Hans Christian Andersen
Le bazar d'un poète
(Corti)
Un drôle de corps, grand, laid et maigre. Un tissu de contradictions : couard et téméraire ; épris de beauté féminine au point de se retourner sur toutes les jeunes filles, et incapable, par timidité ou par orgueil, d’avancer aucune entreprise de séduction ; ouvert aux cultures et, ce qui est plus rare, aux religions étrangères mais presque bigot de son luthéranisme danois ; passé de la pauvreté humiliée à une manière d’aisance ostentatoire, grâce à la protection du directeur de théâtre Jonas Collin qui l’avait adopté, et à une activité littéraire foisonnante dès l’extrême jeunesse (il écrit pour la scène, mais aussi de la poésie, des romans, des essais) : tel est l’homme qui s’engage, en 1840 à trente-cinq ans, dans un fabuleux voyage oriental qui va durer neuf mois.

À cette époque, il n'est pas encore tout à fait l'auteur adulé des Contes pour enfants pour l'amour desquels nous le lisons encore, bien qu'un premier recueil ait paru dès 1835 et, salué aussitôt par un succès éclatant, ait donné lieu à des suites presque annuelles. En fait, il veut triompher sur les planches, et c'est un échec théâtral à Copenhague qui le jette sur les routes, ou bien son amour malheureux pour la fille de Collin, Louise (il y a entre eux trop de différence sociale, et puis est-il si séduisant ? Et puis l'aime-t-il vraiment, ce platonique coureur de jupons ?), ou bien (plutôt) sa continuelle bougeotte et son insatiable curiosité ?

Car dès qu'il l'a pu, dès qu'il a eu un peu de sous, il a voyagé frénétiquement, dévorant livres et guides avant le départ, composant des listes de curiosités à ne manquer sous aucun prétexte, avide d'itinéraires et de combines touristiques à la Phileas Fogg, sur le pont dès l'aube, pris d'une fièvre d'engrangeur de souvenirs dont il y a peu d'exemples. Voyager pour accumuler, pour entasser des images, surtout des images (il possède un oeil de photographe dont l'idéal est de se déprendre de soi-même, d'enregistrer la scène, le paysage, le fait brut). Des images en monceaux qu'il n'utilisera pas sur place (en voyage, il n'écrit rien, prend-il même des notes ? On ne le dirait pas), qu'il stockera, dont il fera, à son retour à Copenhague, sa chose, un montage savant, pas un journal, une oeuvre.

Vers où éperonne-t-il à fond de train sa carcasse ? En bon Européen humaniste, il visitera d'abord, autour de la trentaine, le Nord qui lui est proche, l'Allemagne notamment dont il parle la langue et qu'il aime comme une soeur culturelle. Mais très vite un tropisme méridional qu'il partage avec la plupart des jeunes intellectuels de son temps l'entraîne au Sud, vers l'Italie, mère latine dont il connaît l'histoire et les poètes.

Est-ce assez loin ? Certes non, et de nouveau l’histoire, contemporaine cette fois, dicte une conduite, sur les traces de Byron, mort en 1824 à Missolonghi. Le deuxième tiers du xixe siècle est l’âge de la Grèce, c’est-à-dire du repère philoso­phique essentiel, la Grèce de Socrate et du Platon jugé préchrétien, la Grèce martyre, symbole de l’indépendance conquise sur les Turcs. Après la fin de la prétendue épopée napoléonienne, ce qui fait vibrer le cœur de l’Occident déjà colonisateur, c’est la reprise des terres ancestrales soumises à l’Empire ottoman en voie d’implosion. De 1821 à 1830, l’autono­mie de la Grèce est arrachée à ceux qui l’asservissaient depuis quatre siècles. En 1840, quand Andersen décide de pousser son périple jusqu’à Constantinople, le pays des brillants Hellènes n’est plus qu’une contrée misérable et ravagée par la guerre, délivrée depuis tout juste une décennie. Cela vaut d’autant plus la peine d’y aller voir, de mesurer de visu l’état réel du pays, et par comparaison celui de la Turquie vaincue.

Et là, fameuse surprise pour le lecteur ! L’Occi­dental Andersen, le chrétien qui visite avec dévotion le moindre lieu saint et déplore, à juste titre, les destructions qui y ont été délibérément commises par des soudards musulmans aux féroces pratiques guerrières, l’homme sensible qui ne cache pas sa nausée devant le fanatisme sanguinolent des derviches hurleurs et tourneurs, s’il encense la Grèce antique, mythique, n’a que mépris apitoyé pour les Grecs réels, ceux de la rue, tandis que la Turquie et les Turcs le séduisent d’emblée.

Certes, il y a là un effet de la propension œcuménique d’un esprit à la fois profondément religieux et comme panthéiste, pour qui il n’y a qu’un seul Dieu (donc celui de l’islam n’est pas une figure du démon), qui se confond avec la nature (or la terre grecque est exiguë et ingrate, la Turquie des rives du Bosphore – il n’est guère allé plus loin – opulente et prospère). Mais, s’il est permis de montrer un peu de malignité, on notera que le peuple grec est apparu à Andersen comme un ramassis de mendiants et de voleurs, quand il loue la probité scrupuleuse et l’hospitalité turques ? Le porte-monnaie, parfois, influe sur la pensée.

Et puis parlons des femmes. Les Grecques, celles qu’on voit, encore que beaucoup d’entre elles soient voilées, n’ont, sauf exception, guère de charme. Aux yeux d’un séducteur frustré et ingénu (mais n’en allait-il pas de même chez un rêveur comme Nerval ou un esprit fort comme Flaubert ?), les sortilèges du harem continuent à jouer leur rôle de leurre pour croisés libidineux, et permettent d’oublier de bonne foi que le ghetto où sont cloîtrées les épouses multiples des Osmanlis est une prison abjecte.

Vive donc les agréments des Mille et Une Nuits et vive le luxe des beaux paquebots (français en l’occurrence) où l’on voyage en première classe, les beaux hôtels où le vivre et le couvert valent la dépense, tandis que les rafiots grecs appareillant du Pirée, ce port minable, font peur. Ils font peur pour de bonnes raisons, il est vrai, et Andersen, qui n’apprécie guère les croisières, n’est pas le seul, sur mer, à croire sa dernière heure venue et à se recommander à la Providence. D’ailleurs, les conditions de voyage à travers des pays ensauvagés ou restés sauvages, avant le percement du canal de Suez de 1859 à 1866, auraient dans l’ensemble de quoi faire dresser les cheveux sur la tête du client des pire low cost actuels. Ce ne sont que chemins défoncés où peinent les chevaux à un sabot du précipice, auberges sans confort qui soumettent le voyageur à une pénible promiscuité avec des Anglais butors, excursions éprouvantes, tracasseries de la quarantaine, car ces charmants pays se protègent comme ils peuvent de la peste toujours endé­mique, nuées de moustiques qui défigurent en une nuit, nourritures homicides, bref un lot de joyeusetés qu’en neuf mois de galère intermittente l’encore jeune et valeureux Andersen expérimente sans faiblir.

Il est parti via l’Italie. Il rentrera d’Istanbul par la mer Noire, la cité alors improbable de Constantza en Roumanie (c’est là qu’Ovide exilé mourut en l’an 18 de notre ère, inconsolable de sa disgrâce et malade de l’insalubrité du Pont-Euxin, le bled s’appelait alors Tomis). Puis, après deux journées de cheval au milieu de nulle part, le voyageur épuisé embarquera sur des vapeurs autrichiens à aubes, qui butent de loin en loin sur des zones de rapides – il faut alors changer de bateau – mais remontent néanmoins le courant jusqu’à Vienne le long de l’interminable Danube. Or c’est un homme moderne qu’Andersen, qui s’ennuie dès que rien ne bouge, un adorateur du chemin de fer dont il a fait, à son départ de Scandinavie, une description extasiée. Jugez comme il ronge son frein sur un fleuve qui coule en plaine !

Heureux mortel, enfin voici ses pénates, son cher Danemark ! Est-il heureux ? Non, les dernières lieues du retour ont enregistré ses accès croissants de mélancolie. Car nul n’est prophète en son pays et les critiques de Copenhague lui en veulent, du moins le croit-il et sa puérile vanité en souffre-t-elle d’avance. Mais qu’importe ! C’est maintenant l’ivresse du travail, qui va transformer le salmigondis des choses vues en ce « bazar » (le titre est de lui, on le lui a bêtement reproché) où une lecture inattentive croirait à du désordre alors que tout y est rangé, étiqueté, machiné afin que, comme dans la grotte d’Aladin du souk d’Istanbul, le ravissement devant tant de couleurs, de formes, d’odeurs apparemment disparates crée une impression d’effroi léger et finalement d’euphorie.

Humer « le parfum de la réalité » n’est rien, ou plutôt c’est la première étape. Au fil de la rumination littéraire, le réel transcendé se charge d’anecdotes, de petits récits cocasses ou charmants, de notations poétiques d’un lyrisme souvent naïf mais fichtrement emballant. L’excellent traducteur et préfacier Michel Forget, introduit lui-même par Régis Boyer, à qui rien de scandinave n’est étranger, a bien préparé le terrain à la réflexion en soulignant à quel point le génie propre d’Andersen est d’élaborer, à partir de n’importe quel détail infime, un conte à rêver debout, assis ou couché, à votre guise.

Lisez cet exubérant faux journal où l’on ne languit jamais. Vous comprendrez mieux les Contes : l’assurance avec laquelle un fruste soldat s’enfonce dans l’arbre creux pour dérober aux chats dotés d’yeux mirobolants leurs trésors et remonte ensuite zigouiller la vieille sorcière à qui il doit tout, sans aucune espèce de remords. Vous comprendrez mieux pourquoi même les fleurs les plus innocentes ont chez Andersen la danse de Saint-Guy et se trémoussent pour la petite Ida. Grand enfant capricieux, ombrageux, odieux parfois, vieil enfant adorable, à la verve comme alcoolisée, Andersen n’est pas seulement, dans ce texte que l’on découvre, un journaliste extraordinaire qui donne de son temps un dessin furieusement animé qui peut encore aujourd’hui servir à la connaissance d’une Europe défunte, en phase alors d’impérialisme ascendant mais où de bons esprits aspirent toutefois à se doter d’une conscience primitive de citoyens du monde ; il est et demeure le conteur incomparable par qui la banalité des vies quotidiennes s’évapore en récits d’enchanteur, une métaphore de l’écrivain authentique, en somme. 




Maurice Mourier