Un autre Pessoa

Article publié dans le n°1086 (16 juin 2013) de Quinzaines

Les textes en prose que Pessoa fit paraître de son vivant nous encouragent à découvrir un écrivain différent, loin de ce que nous en imaginons trop souvent, et une œuvre diverse, profuse, assez compliquée. 
Fernando Pessoa
Proses I (1012-1922) Proses II (1923-1935)
Les textes en prose que Pessoa fit paraître de son vivant nous encouragent à découvrir un écrivain différent, loin de ce que nous en imaginons trop souvent, et une œuvre diverse, profuse, assez compliquée. 

L'oeuvre de Fernando Pessoa, l'une des plus marquantes du siècle passé, des plus envoûtantes en même temps qu'insaisissables, souffre de sa réception, de l'enfermement dans une seule et paradoxale lecture. Il y a un certain contresens en effet à la limiter à sa dimension hétéronymique, à la condenser jusqu'à en faire un phénomène étrange qui oblitère tous ses autres aspects, pour ne conserver qu'une impression de noirceur, de dépression et d'échec qui, si elle est indubitablement présente, en particulier dans Le Livre de l'intranquillité, ne la résume pourtant pas. Il y aurait quelque chose de bien trop simpliste à n'y percevoir que cette tonalité qui semble, un peu comme dans le cas des lectures étroites de Kafka, réduire l'une des oeuvres les plus complexes et les plus mobiles du XXe siècle à une univocité regrettable.

Seules la multiplicité et l'interrogation permanente permettent d'appréhender l'oeuvre invisible de Pessoa, ce peuple de textes que l'on extrait depuis des dizaines d'années d'une malle devenue légendaire ; d'en déconstruire le mythe évidemment simplificateur, de prendre conscience des limites mêmes de nos lectures. L'instabilité des corpus, les débats génétiques interminables qui polluent la réception d'un écrivain qui n'était pas le raté frustré que l'on croit trop souvent, empêchent de bien percevoir qu'au-delà de la question fascinante de l'hétéronymie, des grands poèmes de Reis, Campos ou Caeiro, des méditations de Soares, le Pessoa orthonyme a porté sur son nom une oeuvre poétique et critique importante, variée et autonome, qui réclame d'être explorée et reconnue. C'est ici que réside le grand mérite de la seconde édition des textes en prose qui nous fait redécouvrir à la fois des préoccupations esthétiques trop souvent gommées au profit d'une certaine abstraction stérilisante et une variété de tons de l'écrivain qui demeurait jusque récemment dans l'ombre.

Lire ces proses disparates, inégales, dans une chronologie qui donne à voir l'évolution d'un véritable poète intellectuel occupant une place réelle dans les débats esthétiques de son temps, permet de reconsidérer l'oeuvre polymorphe à l'aune d'une figure centrale, mieux établie, plus réelle en quelque sorte, et fait entrapercevoir la complexité et les bases de la réflexion qui la rendent possible. Il en résulte un certain malaise puisque tout de ces textes n'est pas passionnant, qu'une certaine aridité s'en dégage, que le style critique de Pessoa demeure étrangement plat, parfois lourd, que nous découvrons ici une part moins exposée de sa production qui semble obéir à des enjeux différents et adopte un timbre nettement plus terne. Il nous faut admettre ainsi qu'une lecture lucide de Pessoa s'accompagne d'un inconfort absolu. Ces deux volumes ­ qui rassemblent à la fois des textes analytiques et esthétiques centraux pour appréhender la cohérence de la démarche poétique de Pessoa, la place qu'il occupe, ambiguë ô combien, dans le paysage littéraire de son époque, et des textes plus anecdotiques et ponctuels comme des entretiens accordés à la presse, des critiques assez revigorantes d'ouvrages de ses contemporains ou encore des écrits à la teneur politique assez discutable ­ donnent à lire une profusion cohérente, une variété assumée, une responsabilité certaine.

Et de la masse compacte de cette multitude de textes (tous parus du vivant d'un auteur dont la prolixité peut surprendre) entrepris dans leur chronologie qui admet l'hétéroclite comme régime de lecture, il faut se débrouiller. Accepter pour commencer de lire une prose qui n'obéit pas, si nous en excluons les deux grands textes que comprend le premier volume ­ Le Marin (dans une nouvelle traduction inédite assez intéressante) et Le Banquier anarchiste ­ ou la quinzaine de fragments du Livre de l'intranquillité, à sa grandeur et à sa puissance habituelles. Les deux volumes, qui reprennent ­ à l'exception de quelques inédits comme le canular fascinant sur Mussolini (n° 50) ­ l'édition portugaise de Blanco, témoignent d'une diversité inconfortable, d'un disparate perturbant. Pessoa lui-même le dit lorsqu'il écrit, avec une distance ironique qui renforce sa lucidité : « L'emploi excessif et absorbant de l'intelligence, l'abus de la sincérité, qui n'accepte rien comme si cela pouvait être ce que cela paraît, sont des qualités qui pourront un jour me faire connaître ; mais elles me privent de toute espèce d'élégance, parce qu'elles ne me permettent aucune illusion de bonheur. »

Tout est dit du malaise qui saisira le lecteur de textes qui s'essaient à comprendre la situation littéraire du temps et d'y prendre part, que ce soit par des interventions savantes intéressantes mais souvent ardues qui s'empêtrent dans des démonstrations assez sèches et systématiques (au début du premier volume surtout), des articles critiques à l'humour ravageur et cruel (dimension de son oeuvre que l'on oublie trop souvent), ou des quasimanifestes esthétiques (on pense au texte intitulé « Athena » ou à ceux qui défendent les revues auxquelles il collabore)... Il s'en dégage une forme extrême de lucidité, celle d'un homme qui se définit ainsi dans un fragment posthume : « je suis un ratiocineur et, qui pis est, un ratiocineur minutieux et analytique ». Il faut admettre que parfois il ratiocine et que l'on s'ennuie... Lorsqu'il développe sur de fort longues pages certaines théories compliquées ou qu'il nous faut encaisser plus de cent pages d'un traité sur le commerce et la comptabilité que tout lecteur sain d'esprit sautera...

Et pourtant, quelle joie de comprendre mieux la forme de sa pensée, aussi cohérente que contradictoire, de découvrir l'instabilité de ses opinions politiques dérangeantes, à la fois radicalement anticatholiques et anti-démocratiques (on lira avec attention « L 'interrègne »), de réaliser un certain courage obstiné à défendre des valeurs, à comprendre ce qui se joue de la littérature portugaise en ce début de siècle, de saisir par le détail ce qu'il appelle sa « renaissance », les mythes qu'il fait se rejouer sans cesse.

Ces textes inégaux, tantôt passionnants, drôles et stimulants, tantôt ternes, factuels et redondants, nous laissent entrevoir, par des effets de miroir ou de sursaut, une certaine obstination à croire en la poésie, à la mettre au centre de tout, à affirmer que « la culture n'est autre que le perfectionnement subjectif de la vie », que le destin du Portugal réside dans sa littérature, sa capacité à faire voix, à retrouver une certaine propension à la grandeur, poussant Pessoa à affirmer : « le grand Poète, dont la venue est proche, incarnera cet apogée, il réalisera l'équilibre maximum entre la subjectivité et l'objectivité », donnant corps à son rêve même... Savait-il qu'il serait celui-là ?

Hugo Pradelle

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