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"Le poème d'un chagrin"

Article publié dans le n°1080 (16 mars 2013) de Quinzaines

Pour l’écolier ou collégien français né dans les années 1950, la Chanson de Roland est un moment-clé de l’éducation républicaine. On admire Roland soufflant dans le cor à Roncevaux, Charlemagne est un immense empereur et Ganelon incarne à jamais la figure du traître. Quant à Olivier, compagnon du héros, il fait partie du panthéon et rappelle les grandes amitiés qui traversent les récits épiques.
Frédéric Boyer
Rappeler Roland
(P.O.L.)
Pour l’écolier ou collégien français né dans les années 1950, la Chanson de Roland est un moment-clé de l’éducation républicaine. On admire Roland soufflant dans le cor à Roncevaux, Charlemagne est un immense empereur et Ganelon incarne à jamais la figure du traître. Quant à Olivier, compagnon du héros, il fait partie du panthéon et rappelle les grandes amitiés qui traversent les récits épiques.

Il faut en revenir là avant d’aborder Rappeler Roland, le livre de Frédéric Boyer. On connaît le traducteur des Aveux de Saint Augustin, celui qui a coordonné la traduction de la Bible relue entre autres par Jean Echenoz, Jacques Roubaud, Florence Delay et lui-même. Frédéric Boyer écrit avec humour dans la dernière page de son livre qu’on lui reproche d’en faire trop. Il dit aussi sa grande prolixité tant à écrire qu’à parler. Mais pour un lecteur qui a depuis longtemps oublié Roland, ce triptyque est vivifiant, éclairant. Et nul besoin d’être spécialiste du Moyen Âge pour l’apprécier.

La triple proposition est constituée d’un texte dramatique, monologue d’un jeune homme d’aujourd’hui qui rappelle à sa façon la figure de Roland, d’une nouvelle traduction du texte, respectant le rythme singulier, violent, mystérieux du français primitif, et d’un « Cahier Roland », suite d’interrogations sur ce texte, cette histoire légendaire, avec des analyses précises d’un contexte que nous avions oublié ou ignorions. Les trois textes sont contemporains : Frédéric Boyer les a menés de front, passant de l’un à l’autre, sans chercher à les distinguer dans le flux de l’écriture. Ils se sont donc nourris les uns des autres. On trouvera dans « Rappeler Roland » la musique du texte de Turold (le trouvère qui « signe » la Chanson de Roland). On le sent dans le jeu des répétitions, dans l’organisation en fragments, façon de reprendre les laisses irrégulières du texte originel. On le sent enfin et surtout dans l’énergie déployée, dans le désir de faire revivre Roland, sans perdre sa singularité par une « modernisation » de bon aloi : « Imaginez un jeune homme vieux de plus de mille ans à la fois exceptionnellement optimiste et désespéré. Il sort d’une nuit de mille ans et des poussières. Un peu froissé. La gueule cassée. Costume de quatre ou cinq jours. Vieille automobile au rabais qui aurait traversé l’existence des gens. Passé les cols et les frontières bourrée de cadeaux volés à des rois et des reines d’autrefois. On ramène tout un paquet de choses illicites : peurs enfouies de l’enfance, chagrin millénaire, espoirs déçus qui s’accrochent. »

Si l’on saute soudain dans le « Cahier Roland », essai plus fouillé sur l’œuvre médiévale, ce jeune homme s’incarne et cette histoire de cadeaux volés revient, autrement. Entre l’Espagne arabo-andalouse représentée par le royaume de Saragosse, et le pays des Francs gouverné par Charles, les cadeaux étaient davantage la règle que nous le croyions : « C’était une histoire commune fascinante et déchirante qui a produit autant de haine que de dettes ». À bien des égards, elle rappelle ce que Daniel Mendelsohn dit dans Les Disparus du rapport entre Juifs et Ukrainiens. La geste de Roland, telle que nous la connaissions était l’histoire d’un affrontement entre les Francs et les Sarrazins, ces derniers se confondant parfois avec les musulmans. Or, rappelle Boyer, ni le mot musulman ni celui d’Islam ne figurent dans le texte de Turold, tout juste trouve-t-on le nom de Mahomet et la mention de mosquée dans la laisse 266. Les deux peuples que séparent les Pyrénées se regardent comme en miroir. On fréquente la cour du calife et les échanges sont féconds : « Il y a une sorte de fraternité rêvée qui nous fait dans le poème partager les mêmes armes, les mêmes gestes, la même cruauté comme le même courage suicidaire, et qui construit l’image mythique d’un adversaire rêvé. » On est donc très loin du roman national qui ferait de Roland un successeur de Charles Martel à Poitiers, ou de Jeanne d’Arc boutant les Anglais hors de France. La Chanson de Roland est un texte ambigu ou complexe, mettant en scène des personnages fragiles. Mais, au fond, est-ce si surprenant pour une épopée ? Achille n’est pas d’une pièce et, avant de combattre à Troie, il s’est déguisé en fille pour échapper à « l’enrôlement ». Tous les héros de l’Iliade, comme Ulysse dans certains épisodes de l’Odyssée, sont des personnages qui peuvent basculer. Sans doute est-ce la raison pour laquelle ils nous touchent toujours aujourd’hui.

Roland a pour parâtre le traître Ganelon. Il est considéré comme neveu de Charles mais dans certains textes on le dit fils d’une union entre l’empereur et sa sœur. Il fait partie de ces douze compagnons à qui Charles tient tant, et qu’il pleure quand il apprend le piège de Roncevaux. Ce désespoir se lit dans la laisse 177 et une suite de questions sur le sort des compagnons fait écho à d’autres déplorations, ou souvenirs de frères d’armes tués. Quand l’aède Démodocos chante dans l’Odyssée, Ulysse cache ses larmes.

Roland est de « cœur bien trop dur et violent ». Il supporte mal de tenir l’arrière-garde ; il aimerait être aux avant-postes. Et quand l’assaut final est mené contre lui, il ne sonne pas dans le cor ; il meurt dans une forme de solitude qu’il a voulue. « La bataille est merveilleuse et totale », dit et répète le texte, mais c’est une bataille perdue.

Et c’est en écho à tous les combats perdus que Boyer écrit ce texte. Rappeler Roland est une façon d’évoquer son propre père qui a vécu en Indochine et porté l’uniforme, c’est se rappeler bien des guerres amenant de jeunes soldats aux frontières, aujourd’hui très loin d’Europe. Roncevaux n’est qu’un souvenir, mais des cols existent ici ou là et l’on y combat dans la peur. C’est une bataille fondatrice : « Il y a toujours une défaite antérieure que l’on vient exhiber comme justification de nouveaux combats. » Les traductions n’ont pas manqué entre 1845 et 1901 ; quatorze, indique Boyer. Et surtout après la défaite de 1870. Un professeur de Montpellier résume alors ce mystère : « On est frappé par ce chant paradoxal d’une nation qui lorsqu’elle peut s’attacher à des souvenirs heureux et glorieux s’enthousiasme pour une souffrance et s’éprend d’une défaite. »

On s’en voudrait toutefois de s’attacher à la place de ce poème dans l’histoire nationale sans dire la beauté de la langue, la puissance des images. Certains passages, la laisse 280 par exemple, sont tout de lumière et de couleurs, comme des toiles d’Uccello ou de Carpaccio. Ce premier poème en français fait apparaître cette langue dans sa nudité et, en même temps, on y entend celle qui se déploiera jusqu’à l’excès : « Il y a sur ma langue les mots perdus de la chanson desmovoir cafre noloir remerir forest pui verger perrun », dit le jeune homme de « Rappeler Roland » mais plus loin, dans le poème, les énumérations sonnent comme chez Valère Novarina : « Dix escadrons l’amiral a formés / Et le premier les géants de Malprose / L’autre les Huns le troisième hongrois / le quatrième de Baldise-la-Longue / Et le cinquième tous ceux de Val-Peneuse / Et le sixième du peuple de Maruse / Et le septième de Leuse et d’Astrimoines ». Boyer écrit que « le récit de la bataille agit physiquement sur nous », et compare cet « exorcisme » qu’est la récitation à un spectacle de nô ou à l’activité chamanique qui « agit sur le temps et l’espace, sur les corps et les esprits. Réciter, c’était guérir des blessures de l’oubli ou de l’inquiétude des temps présents ».

Rappeler Roland est une question de style, au sens que donne Olivier Rolin à ce souci : tenir droit, préserver une singularité quand tout semble s’y opposer. C’est aussi ce que le jeune homme mis en scène dit dans la première partie et sur quoi on finira : « Dans le français parlé toutes les choses d’hier sont couchées. Dans une langue neuve où pouvoir les oublier. Où les derniers rois que nous ayons encore sont les rois de la crème glacée et de l’automobile. Dans une langue française où perdre cœur esprit et sauver quelque chose qui ne suit pas comme nous le rythme noir du temps. »

Norbert Czarny