Le prix d'une ambition

Article publié dans le n°1028 (16 déc. 2010) de Quinzaines

 En 1994, dans Une jeunesse française (Fayard), Pierre Péan s’était penché sur l’engagement pétainiste de l’ancien président de la République. En provoquant un émoi considérable dans l’opinion, ce livre avait contraint François Mitterrand à venir se justifier devant les téléspectateurs. On s’attend à ce que l’ouvrage de François Malye et Benjamin Stora en suscite un peu moins, à cause notamment de la chape de plomb qui s’est abattue sur la guerre d’Algérie.
Benjamin Stora
François Malye
François Mitterrand et la guerre d'Algérie
 En 1994, dans Une jeunesse française (Fayard), Pierre Péan s’était penché sur l’engagement pétainiste de l’ancien président de la République. En provoquant un émoi considérable dans l’opinion, ce livre avait contraint François Mitterrand à venir se justifier devant les téléspectateurs. On s’attend à ce que l’ouvrage de François Malye et Benjamin Stora en suscite un peu moins, à cause notamment de la chape de plomb qui s’est abattue sur la guerre d’Algérie.

Cela n’enlève rien à la valeur de cet ouvrage, ô combien nécessaire, qui dresse un constat froid des situations et des événements. Ne recherchant aucune polémique, il vise à combler un vide mémoriel. Documenté, écrit dans un style serein, regorgeant de chiffres et de faits, cette enquête, bien qu’elle donne parfois l’impression de chercher à l’action de François Mitterrand des « circonstances atténuantes », est, en réalité, un terrible réquisitoire contre la politique qu’il a menée et dont il a été solidaire dans les années 1954-1957.

L’intérêt de cet ouvrage est de mettre en évidence la cohérence de la pensée et de l’action de l’ancien président de la République tout le temps où il fut aux affaires : une profonde hostilité à l’encontre des Algériens semble inspirer sa pensée et son action. Claude Cheysson, qui fut son ministre des Relations extérieures, en témoigne : « Mitterrand n’a aucune volonté d’ouverture vers l’Algérie. Il en a gros sur le cœur. Il ne leur pardonnera jamais d’avoir gagné la guerre… Comme il n’a jamais condamné la collaboration, il n’a jamais condamné l’OAS. Combien de fois m’a-t-il dit : “les Arabes, vous savez, la force, ils ne comprennent que ça”. » Roland Dumas rappelle que Mitterrand était « entouré d’arabophobes ». Avec cet art de l’euphémisme que l’on sait cultiver dans la diplomatie, il ajoute que Mitterrand jugeait que les Algériens étaient « difficiles et qu’on ne pouvait pas discuter avec eux ». On conçoit sans peine l’implication qui transparaît dans ce propos.

En novembre 1954, François Mitterrand est ministre de l’Intérieur dans le gouvernement Mendès France qui vient à peine de signer les accords de Genève (juillet 1954) mettant fin à l’enlisement français en Indochine, après le désastre de Dien Bien Phû. Quand éclatent les événements de la Toussaint Rouge, Mitterrand déclare aussitôt la guerre aux indépendantistes algériens. « L’action des fellaghas, dit-il, ne permet pas de concevoir, en quelque manière que ce soit, une négociation (…) elle ne peut trouver qu’une forme terminale : la guerre. » Le ministre de l’Intérieur ne comprend pas que c’est précisément l’échec du mouvement national algérien, l’impossibilité de faire évoluer le système colonial par la voie politique, qui a poussé les activistes algériens à l’action armée. Les partisans de François Mitterrand répliquent que n’importe qui, à la place qui fut la sienne, aurait tenu le même discours. Certes, on ne saurait attendre d’un ministre de l’Intérieur qu’il tienne de doux propos christiques, mais un ministre de l’Intérieur n’est pas nécessairement un va-t-en guerre : « On ne pouvait plus l’arrêter sur l’Algérie. C’était un foudre de guerre. Et pourtant il savait bien qu’avec Mendès on tentait de prendre contact avec les nationalistes algériens… Plusieurs fois, Pierre Mendès France l’a convoqué pour lui demander de modérer ses appréciations et ses déclarations publiques. Rien n’y faisait » (Pierre Juillet, directeur adjoint du cabinet de Pierre Mendès France en 1954). Au reste, sur ce point, l’attitude de Mendès est plus nuancée, puisqu’il évoque certes le caractère indivisible de la nation française, mais sans fermer pour autant la voie aux négociations.

L’ouvrage montre que François Mitterrand a été mêlé aux heures les plus sombres de la IVe République : la torture et son institutionnalisation, la guillotine, les pouvoirs spéciaux. On y suit le processus qui conduit à la disparition de l’État de droit, à une hiérarchie couvrant les sévices des parachutistes et des autres militaires et à une justice aux ordres. Ils rappellent des faits incontestables qui, rassemblés, font système et accablent l’ancien Président. Dès le 3 novembre, L’Humanité rapporte que « des tortures dignes de la Gestapo sont infligées à des Algériens détenus à Batna » : Lazhari Khaled et Beklouche Mostefa, militants du MTLD (NDLR : Mouvement pour le triomphe des libértés démocratiques, parti de Messali Hadj), ont été livrés aux tortionnaires qui leur font subir « la gégène et le supplice de l’eau ». Alors que Mendès France, Daniel Meyer sont profondément émus devant les preuves des sévices endurés par les victimes que leur présente Gisèle Halimi, Mitterrand est le seul à s’écrier : « Vous ne croyez pas que vous exagérez un peu ? » Le garde des Sceaux était persuadé que le corps des avocats qui défendaient les militants était instrumentalisé par le FLN. Me Renée Stibbe, qui rapporte des cas avérés de torture, se voit traiter de « menteuse » par  François Mitterrand. Sous le gouvernement Mollet, François Mitterrand, étant ministre de l’Intérieur, Claude Bourdet, ancien résistant déporté, Compagnon de la Libération, est arrêté et embastillé pour avoir publié, dans France-Observateur, « Votre Gestapo d’Algérie ».

De toutes les affaires noires dans lesquelles l’ancien garde des Sceaux est impliqué (et Dieu sait s’il y en a !), l’affaire Yveton est celle où sa responsabilité est la plus dramatiquement engagée, celle qui pèsera le plus sur sa conscience. Militant du parti communiste, Fernand Yveton est arrêté le 14 novembre 1956, torturé, condamné à mort dix jours plus tard et exécuté le 11 février 1957 pour un attentat qui n’a pas eu lieu. La seule pièce conservée du dossier Yveton atteste que François Mitterrand a émis un avis défavorable à la grâce du seul Européen exécuté pendant la guerre d’Algérie. « On se demande comment Mitterrand pouvait assumer ça » déclare Franz-Olivier Giesbert, son premier biographe. « J’ai dû prononcer le nom deux ou trois fois devant lui et ça provoquait toujours un malaise terrible, qui se transformait en éructation » conclut-il. C’est peu de dire que cette affaire dérangeait François Mitterrand. Il refuse un entretien à Jean-Luc Einaudi qui enquête sur l’affaire Yveton (Pour l’exemple, l’affaire Yveton, L’Harmattan, 1986). Quelque dix ans plus tard, interrogé, il délivrera de fausses informations et préférera se défausser sur René Coty en prétendant avoir eu à propos de « ce pauvre communiste » des « conflits très sévères avec Coty ». Nous savons aujourd’hui, par le témoignage de Jean-Claude Périer, membre du Conseil supérieur de la magistrature, que Mitterrand a voté la mort d’Yveton. « Un homme qui n’avait pas fait couler une goutte de sang a été guillotiné par la justice de la République. Et François Mitterrand en avait décidé ainsi » (in Emmanuel Faux, Thomas Legrand, Gilles Perez, La Main droite de Dieu, Seuil).

En signant les décrets nommés « pouvoirs spéciaux », François Mitterrand entérine la disparition complète de l’État de droit en Algérie. Les tribunaux militaires remplacent les juridictions civiles. Les perquisitions sont décrétées légales de jour et de nuit et, on fait l’économie désormais de la présentation des détenus à un avocat. C’est le règne de l’arbitraire, véritable « négation du droit de la défense » comme le disait Robert Schuman, ancien garde des Sceaux, qui ne pouvait conduire qu’aux crimes de guerre.

C’est dans cette atmosphère délétère que l’armée française annonce l’arrestation de Larbi Ben M’Hidi, l’un des chefs du FLN. Larbi Ben M’Hidi, c’est le Jean Moulin algérien. « Le plus grand résistant, le plus passionné qui respirait la pureté » écrit le général Bigeard. Le général Allard en parle comme d’un « seigneur ». On envisage un moment de « retourner » Ben M’Hidi mais, devant son refus, ses adversaires lui rendent les honneurs militaires avant de le confier, sur ordre du gouvernement, au commandant Aussaresses qui le « suicidera ». Bigeard révèle, dans un entretien paru en 1984, longtemps après les événements, alors qu’il n’y avait plus d’intérêt à camoufler la vérité, qu’« il s’est trouvé contraint, sur ordre de Paris, de livrer Larbi Ben M’Hidi vivant aux services spéciaux » et Aussaresses ajoute que François Mitterrand, ministre de la Justice et garde des Sceaux, « n’ignorait rien de l’affaire Ben M’Hidi ». Selon les nationalistes algériens et certains témoins de l’époque, l’« ordre de Paris » dont parle Bigeard a été donné par François Mitterrand qui exerçait dans cette brève période, outre ses fonctions de ministre de la Justice, celle de président du Conseil par intérim, en l’absence de Guy Mollet, parti à la tête d’une importante délégation défendre le point de vue du gouvernement français devant les instances de l’ONU. Sur ces entrefaites, Robert Lacoste, ministre résident, se rend à Paris pour rencontrer François Mitterrand, garde des Sceaux et président du Conseil par intérim.Au cours de leurs entretiens, ils évoquent la question des prisonniers et notamment celle du plus célèbre d’entre eux, Ben M’Hidi comme le confirme le cabinet du ministre résident. Quelques jours plus tard, Bigeard reçoit l’ordre de le livrer aux services de Aussaresses. Pour les nationalistes algériens, livrer Ben M’Hidi à Aussaresses, c’était signer son arrêt de mort et, sous la IVe République, cet ordre ne peut venir que du sommet de l’État, autrement dit, la présidence du Conseil ou la présidence du Conseil par intérim.

« Il est vrai qu’un jour je l’ai traité d’assassin au sujet de l’Algérie » raconte Michel Rocard. Les proches, les amis et les thuriféraires de l’ancien président de la République expliquent, et tentent de justifier, son action par le climat de l’époque et par son ambition. Roland Dumas raconte que Mitterrand désirait passionnément la présidence du Conseil. Ce fait ajouté à l’« impréparation de l’opinion » suffirait à expliquer son implication dans une politique du « tout répressif ». Mitterrand serait une « belle âme » qu’une ambition démesurée aurait perdue. On ne s’arrêtera pas sur ce que cet argument offre de dérisoire. Une ambition politique, quelle quelle soit, valait-elle, que soient sacrifiées des milliers de vies humaines, que soient torturés des milliers de résistants, européens et musulmans confondus, que soient abolies les formes juridiques de l’État de droit et que prospère une justice d’exception ? Quant au « climat de l’époque », il a pour ainsi dire « bon dos », car il s’est toujours trouvé des individus capables de s’insurger contre les modes, les idéologies régnantes et l’opinion dominante. François Mitterrand en est lui-même la preuve : quand il s’est agi d’abolir la peine de mort, une majorité de Français y étaient défavorables. En faisant état publiquement de son hostilité à la peine de mort, le candidat socialiste a bravé une opinion hostile à l’abolition quelques jours seulement avant sa première élection à la présidence de la République. Au reste, l’action de François Mitterrand n’a-t-elle pas contribué à creuser le fossé entre les Français musulmans et les Français de souche européenne, à rendre la guerre civile chaque jour plus inexpiable ? Beau résultat pour un homme qui se targuait de tout mettre en œuvre pour en finir avec « les guerres civiles permanentes » entre Français.

De Vichy à l’Algérie, une même logique est à l’œuvre dans le parcours de l’ancien garde des Sceaux : telle est la leçon qu’on retire de la confrontation de cet ouvrage, à bien des égards salutaire, avec d’autres travaux consacrés à sa période pétainiste.

Omar Merzoug