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Article publié dans le n°1058 (01 avril 2012) de Quinzaines

Pourquoi Malaparte le nomme-t-il « Muss » ? « Je l’appelle Muss parce que ma mère l’appelait Muss. Je ne sais si elle le nommait ainsi par prudence naïve, peur que les gens dressent l’oreille pour écouter ce qu’elle disait si elle l’appelait Mussolini, ou si c’était par affection. » Cette hésitation que Malaparte attribue à sa mère est sensible à travers les pages du livre que nous avons sous les yeux, auquel l’écrivain a travaillé de l’été 1931, quand il était réfugié en France chez son éditeur Daniel Halévy, jusqu’à l’immédiate après-guerre, quand il se proclamait antifasciste après avoir été dans les années vingt « un théoricien reconnu du fascisme révolutionnaire », selon les termes du préfacier Francesco Perfetti. Une hésitation telle que l’ouvrage ne fut jamais mené à bout ; et ce sont diverses ébauches que nous lisons ici, dont certaines sont très fortes, et nous font entrer dans l’atelier de l’écrivain.
Curzio Malaparte
Muss suivi de Grand imbécile
Pourquoi Malaparte le nomme-t-il « Muss » ? « Je l’appelle Muss parce que ma mère l’appelait Muss. Je ne sais si elle le nommait ainsi par prudence naïve, peur que les gens dressent l’oreille pour écouter ce qu’elle disait si elle l’appelait Mussolini, ou si c’était par affection. » Cette hésitation que Malaparte attribue à sa mère est sensible à travers les pages du livre que nous avons sous les yeux, auquel l’écrivain a travaillé de l’été 1931, quand il était réfugié en France chez son éditeur Daniel Halévy, jusqu’à l’immédiate après-guerre, quand il se proclamait antifasciste après avoir été dans les années vingt « un théoricien reconnu du fascisme révolutionnaire », selon les termes du préfacier Francesco Perfetti. Une hésitation telle que l’ouvrage ne fut jamais mené à bout ; et ce sont diverses ébauches que nous lisons ici, dont certaines sont très fortes, et nous font entrer dans l’atelier de l’écrivain.

Avertissement : on ne peut goûter ces pages que si l’on suspend en soi un moment le désir de porter un jugement sur les palinodies ou revirements politiques de Malaparte (sur lesquels on est mieux éclairé aujourd’hui par la belle biographie de Maurizio Serra écrite en français, Malaparte, Vie et légendes, Grasset, 2011), et qu’on accueille le plaisir de le voir s’abandonner à la tournure que prennent ses phrases ou aux images qui lui viennent, en les laissant aller jusqu’à la justesse extrême ou jusqu’à l’excès. « Je n’ose ici répéter les mots avec lesquels le Duce m’a fait le portrait de ce pauvre Hitler », écrit-il par exemple (sans doute en 1931, donc avant l’accession au pouvoir de ce dernier). « Le visage de Mussolini était devenu tout jaune, une flamme opaque brillait dans ses pupilles dilatées par l’inconfortable habitude de montrer aux Italiens soumis deux yeux magnétiques et impérieux, ceux que ses apologistes, se souvenant de Napoléon, appellent des “yeux d’aigle”… Il insistait, en me faisant le portrait de ce triste sire d’Hitler, sur ses caractéristiques physiques, son ventre, ses mains grasses et molles, la peau de son visage toujours luisante de sueur, des moustaches “à la Charlot ou à la Ben Turpin”… (Il est clair que Mussolini ne se conçoit lui-même et ne conçoit les hommes politiques que comme des héros de cinéma.) »

C’est là le portrait d’un Mussolini réel, que Malaparte a connu, admiré, puis percé à jour. Il excelle aussi à décrire un personnage que visiblement il imagine seulement, se plaît à imaginer avec horreur : « l’assassin de Mussolini » (ce dernier fut intercepté par un groupe de partisans fin avril 1945 alors qu’il tentait de fuir, et fusillé). « Il avait un visage insignifiant, enveloppé, comme un morceau de viande, d’une peau semblable au papier qu’utilisent les bouchers, couleur chair. Le visage d’un crétin et d’un lâche. » Puis son imagination se lance : « Il avait des chaussures jaunes, déformées au bout, aux talons usés, sorties de quelque usine de Vigevano ou de Varese, la patrie des chaussures italiennes bon marché. Et dans ces chaussures on devinait un pied large, presque plat, le petit doigt recroquevillé, le gros orteil énorme et écrasé, les ongles durcis et jaunes, légèrement rentrés vers l’intérieur. » Il y en a des pages ainsi, parfois somptueuses, parfois répétitives, qui expriment magnifiquement la répulsion de l’écrivain devant la fin honteuse d’un homme dont il avait lui-même jadis imaginé qu’il aurait pu devenir le sauveur de l’Italie. Les cadavres de Mussolini et de sa maîtresse, Clara Petacci, furent suspendus par les pieds à la balustrade d’un distributeur d’essence, à Milan. « Je l’avais vu pendu à l’auvent du poste d’essence, sur la place Loreto, au milieu de cette foule malpropre, cette foule de lâches qui l’insultaient et le maculaient de crachats, tandis que les pompiers, de temps en temps, du jet de leurs lances, le lavaient des crachats et du sang et des immondices que la foule lui jetait, dans l’air étouffant, l’épouvantable odeur d’ordures et de mort. » Il écrit encore : « Non, les tyrans, il ne faut pas les tuer, il faut les railler. Il ne faut pas les couvrir de sang mais de ridicule. »

Comme souvent (par exemple dans son chef-d’œuvre Kaputt), c’est quand il pense aux animaux, aux chevaux, aux chiens, que Malaparte devient le plus éloquent et le plus touchant. C’est à travers eux qu’il sait le mieux dire les souffrances des hommes. « Les animaux sont déjà sauvés. La vie éternelle est à eux. » Dans une seconde ébauche, intitulée « Le Grand Imbécile », il s’aide d’une anecdote rapportée par Jakob Burckhardt dans sa magnifique Civilisation de la Renaissance en Italie pour imaginer comment sa ville natale de Prato, en Toscane, pourrait se rebeller contre Mussolini par la raillerie, faisant « comme les Italiens anciens qui attachaient une chatte sur les murailles et mettaient au défi les ennemis de la séduire par leurs chants ». Puis il raille à nouveau le Duce : « Son goût pour l’uniforme militaire lui jouait des tours plus amusants les uns que les autres. Quand ses épaules étaient en uniforme, son ventre était en civil. Quand les jambes étaient en uniforme, les bras étaient en civil. Son postérieur, lui, n’était jamais ni l’un ni l’autre. » Et il revient à la chatte : « La chatte verrait de là-haut ces rangs serrés de médailles, de décorations, de galons, de brandebourgs, ces aigles d’or et ces visages singuliers et, en regardant mieux, elle s’étonnerait, puis s’épouvanterait, et enfin éclaterait de rire à la manière féline, de ce rire terrible qu’ont les chats quand ils ouvrent grand la gueule, montrant l’antre rose hérissé de dents très blanches et aiguisées, chiffonnant leur petite gueule de bête sauvage, à laquelle les moustaches donnent cet air courroucé, stupide et figé qu’ont certaines trognes de poissons. » À ses meilleurs moments, Malaparte est cette chatte imaginaire, « noire, parfaitement noire, d’un noir de poix, et pas tigrée, ou grise, ou blanche ». C’est elle qui incarne le goût de la liberté.

Est-ce à dire que Malaparte n’a pas de pensée politique, qu’il se laisse porter par les vents ou le simple désir d’être du côté des vainqueurs ? Je ne crois pas. Voir sa Technique du coup d’État (Grasset), qui date aussi de 1931, dont on trouve des échos dans Muss. La politique le passionne, mais pensée dans la suite du Prince de Machiavel, une politique qui se soucie des moyens qu’emploient les apprentis dictateurs pour s’emparer du pouvoir et pour le conserver, et de ce qu’il appelle « le secret le plus lourd et le plus brûlant d’un État moderne » : « qu’un homme seul, un seul mécanicien peut faire fonctionner la machine bien mieux, et avec plus de facilité, qu’une ribambelle d’ouvriers ». Si cela est vrai, on conçoit la fragilité des démocraties.

Pierre Pachet

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