A lire aussi

Les doubles troublent

Article publié dans le n°1061 (16 mai 2012) de Quinzaines

Lumineuse, chatoyante, bien construite, très intelligente, cette remarquable exposition du Centre Pompidou nous donne à penser les variations de l’activité créatrice d’Henri Matisse (1869-1954), ses reprises, ses modifications, des doubles, des formes jumelles, des suites, les ressemblances et les différences, les voisinages et les oppositions, les métamorphoses (1).

EXPOSITION
MATISSE : PAIRES ET SÉRIES
sous la direction de Cécile Debray
Centre Pompidou, 75004 Paris
7 mars – 18 juin 2012

CÉCILE DEBRAY et coll.
MATISSE : PAIRES ET SÉRIES

Catalogue de l’exposition
Éd. du Centre Pompidou, 288 p., 300 ill. coul., 42 €

Lumineuse, chatoyante, bien construite, très intelligente, cette remarquable exposition du Centre Pompidou nous donne à penser les variations de l’activité créatrice d’Henri Matisse (1869-1954), ses reprises, ses modifications, des doubles, des formes jumelles, des suites, les ressemblances et les différences, les voisinages et les oppositions, les métamorphoses (1).

Dans ses recherches picturales, Matisse crée souvent des paires d’œuvres ou leurs séries. D’une œuvre à une autre, il modifie la dimension, la largeur ou la longueur, le cadre, la touche, le style. Il déplace des lignes, il les corrige ; il remplace une couleur par une autre. Il explore les évolutions de la peinture, ses rythmes, les cadences, les jeux des figures et de l’abstraction, ceux de l’intérieur de l’espace et de son extérieur, ceux du volume et du plan, ceux de la lumière et du sombre. Parfois, il précise des détails ; puis il les efface. Assez souvent, il simplifie les lignes, il épure ; et, à d’autres moments, il retrouve ce qu’il avait peu à peu gommé.

Dans cette exposition joyeuse du Centre Pompidou, surgissent les broderies des blouses roumaines (1939-1940) ; les états de la grande robe bleue, ornée des volutes du jabot blanc (1937) ; les tissus du Maghreb et du Moyen- Orient ; la nudité sensuelle des jeunes modèles souples ; les changements de « l’éternel féminin » ; le pont Saint-Michel de Paris (v. 1901) avec la ligne oblique bleue de la Seine ; la palme du jardin de Tanger (1912) ; un intérieur avec le bocal de poissons rouges (1914) ; le portrait (1914) de la fille du peintre, Marguerite, avec son ruban noir ; la mer vue par la fenêtre de la chambre niçoise (1918) du modeste hôtel, Le Beau Rivage ; le labyrinthe subtil des lignes (1941) dans des « thèmes et variations » ; le rayonnement des papiers gouachés (découpés et collés) des grands Nus bleus (1952) ; un lierre ; une fougère noire ; des fruits ; des ma­gnolias ; des poissons qui se tordent sur une plage d’Étretat ; un coquillage…

Tu perçois telle paire de deux tableaux, un double qui étonne et trouble. Tu cherches le pluriel et l’unité, l’hétérogène et le semblable, le dissymétrique et le symétrique, l’autre et le même, le mouvement et le stable… Une paire se perd et se retrouve. Dans des séries, tu regardes les différences des œuvres « rapides et fluides » et des œuvres « complexes et laborieuses ». Alors, tu lis les témoignages de Lydia Delectorskaya (1910-1998), ses observations méticuleuses. Elle s’est trouvée, pendant vingt-deux années, changée de l’atelier de Matisse, secrétaire, modèle, muse, compagne. Elle note : « La plupart des toiles se trouvaient conclues en quelques séances, mais il était presque de règle que, durant “la saison de travail” (de septembre à juin, juillet), un tableau, au moins, traînait en longueur. Non pas que Matisse y échouait. Bien au contraire : il sentait dans une telle toile la possibilité de faire un pas en avant dans sa recherche picturale et il le travaillait sans fin pendant des semaines ; la solution souhaitée prenait de l’ampleur et l’entraînait toujours plus loin. Parallèlement, comme des décharges de l’accumulation des impressions reçues et de l’exaltation accumulée, surgissaient soudain deux ou trois toiles spontanées et rapides comme des croquis, mais achevées et souvent brillantes (2). » Matisse est tantôt lent, tantôt véloce. Tantôt il multiplie les retouches, les repentirs, les amendements, les refontes. Tantôt il trace (parallèlement) des esquisses vives et allègres, des surgissements, des éclats.

Matisse refuse toujours la facilité. En 1945, il répond à Léon Degand (Les Lettres françaises). « La spontanéité (dit-il) n’est pas ce que je cherche. La Dormeuse en blouse roumaine (qui figure au Salon d’automne) m’a demandé six mois de travail. La Nature morte au magnolia (1941) six mois aussi. (…) La possession des moyens doit passer du conscient à l’inconscient par le travail. Et c’est alors que l’on arrive à donner cette impression de spontanéité. » Dans un autre propos, il remarque : « Une traduction spontanée vient non pas d’une chose simple, mais d’une chose complexe et qui s’est simplifiée par l’épuration du sujet et de l’esprit qui l’a traduit. » À certains moments, il fait photographier les strates successives d’une œuvre. Il retravaille sans cesse ; il cherche une « décantation » pour trouver une forme plus juste. En 1936, il note : « À la séance suivante, si je trouve qu’il y a une faiblesse dans mon ensemble, je me réintroduis dans mon tableau par cette faiblesse ; je rentre par la brèche et je reconçois le tout. »

Tu circules à l’intérieur de l’exposition du Centre Pompidou… Par exemple, tu perçois deux vues très différentes (en 1914) de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Sur un tableau (d’un musée suisse), la vision de Notre-Dame est paisible, familière ; près de la cathédrale, se devinent des passants, un omnibus, les mouvements de la ville. Un autre tableau (du MoMA, New York) ne montre nul humain, nul nuage, nul reflet de la Seine ; la ville semble s’effacer ; Notre-Dame devient un empilement de cubes et s’élève comme une étrangeté de l’absolu dans un espace bleu, dans l’azur. Comme le précise l’historien de l’art Rémi Labrusse, l’azur du tableau (du MoMA) est troublé, bousculé ; tu t’approches de la surface et tu vois les ratures, les taches, les repentirs, l’hésitation. Dans l’œuvre (du MoMA), le bleu est en partie sale, maculé, l’azur est terni ; l’absolu est souillé, bouleversé, imparfait ; Matisse rencontre alors la manifestation de l’infini qui reste incertain.

Ou bien, trois tableaux (1914-1915) sont des portraits de Marguerite, l’aînée des enfants du peintre. Elle a vingt ans. Elle a un chapeau élégant, une veste rayée, un ruban noir autour du cou. Ce ruban protège le cou et dissimule la cicatrice de sa trachéotomie (à 6 ans). Et, par le ruban noir, Marguerite est une sœur d’Olympia, peinte par Manet… L’une des toiles (celle du musée national d’Art moderne, Centre Pompidou) s’intitule Tête blanche et rose ; elle se révèle complexe, difficile, déconcertante. Selon l’historien Jack Flam, le tableau a commencé assez naturaliste et apparemment facile. Puis il dit à sa fille : « Cette toile veut m’emmener ailleurs. Te sens-tu à la hauteur ? » et elle accepte. À cette époque, des galeries admiraient l’œuvre ; elles la trouvaient « difficile » ; et des collectionneurs hésitent et ne l’achètent pas.

Ou encore, tu contemples Le Peintre dans son atelier (1916-1917). Dans l’atelier du peintre, il est nu devant son chevalet, avec sa palette. Il regarde le modèle, Lorette. Elle porte une gandourah verte, assise sur son fauteuil mauve. Il ne s’agit pas de la mise à nu de la mariée par les célibataires. Le modèle n’est pas nu ; il se situe loin du peintre qui est fasciné, ému, désarmé. Dans le tableau, tu vois la fenêtre de l’atelier et un édifice (l’extérieur de l’atelier) ; le peintre et le modèle ne s’intéressent pas à la ville.

Ou aussi, tu regardes Le Bras (1938). Ce bras rose et nu d’une femme (habillée d’une robe) est un objet partiel, isolé. Le bras fascine, aguiche ; le bras gêne ; il est presque obscène. Le bras est souple, nonchalant, ondulant. Le bras repose mollement sur l’accoudoir d’un fauteuil. Le bras constitue une arabesque ; il évoque un cou de flamant rose. La ligne sinueuse de Matisse serait proche de celle d’Ingres.

Ou bien, en 1952, Matisse a 81 ans. Il crée les Nus bleus, des gouaches découpées. Muni de ciseaux, il creuse des percées dans la couleur ou il disjoint les découpages. La forme n’est pas close sur elle-même. Les blancs comptent. Matisse joue avec le dense et les vides. Les trois premiers Nus bleus sont des « explosions de l’inspiration ». Chaque Nu bleu a été découpé d’un trait, d’un seul coup de ciseaux en dix minutes ou en quinze maximum. Lydia Delectorskaya se rappelle que l’un d’entre les Nus bleus a été réalisé « en une heure en ma présence, au cours d’une insomnie, découpe d’un trait en une fois dans une grande feuille de bleu ». L’élaboration du Nu bleu IV a été longue, reprise, complexe ; dans cette œuvre, le bleu comporte des morceaux de feuilles et suppose des intensités différentes ; le bleu vibre et respire par les strates de papier. Et les traces de fusain du fond du Nu bleu IV s’opposent au blanc vierge des Nus bleus I, II et III… Les Nus bleus célèbrent simultanément la féminité, le désir, l’azur et la peinture. Matisse dit alors à André Verdet : « C’est la matière-papier qui reste à discipliner, à faire vivre et à augmenter. Pour moi, c’est un besoin de connaissance. Les ciseaux peuvent acquérir plus de sensibilité de tracé que le crayon et le fusain. (…) Vous ne pouvez pas vous figurer à quel point, en cette période de papiers découpés, la sensation du vol qui se dégage en moi m’aide à mieux ajuster ma main quand elle conduit le trajet de mes ciseaux. (…) Je dirais que c’est une sorte d’équivalence linéaire, graphique de la sensation du vol. Il y a aussi la question de l’espace vibrant. » Matisse crée sans cesse avec espoir et avec joie. « En créant (dit-il) ces papiers découpés et colorés, il me semble que je vais avec bonheur au-devant de ce qui s’annonce. » Oui ! Avec bonheur, quelque chose s’annonce.

1. Conservateur au musée national d’Art moderne, Cécile Debray organise cette exposition et son remarquable catalogue. Il rassemble une quarantaine d’analyses rédigées par une vingtaine d’historiens d’art et de conservateurs (en particulier, Jack Flam, Rémi Labrusse, Jean-François Chevrier, Isabelle Monod-Fontaine, Anne Coron, Pierre Schneider…).
2. Lydia Delectorskaya, Henri Matisse (l’apparente facilité), éd. Adrien Maeght, 1986.

Gilbert Lascault