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Les eaux indécises de Monet et le contre-déclin

Historienne de l’art, professeur à Science-Po Paris, Laurence Bertrand Dorléac dirige son séminaire « Art et Sociétés ». Elle étudie les changements de la création artistique de XXe siècle et les crises sociales, les espoirs et les craintes de l’Occident.
Laurence Vertrand Dorléac
Contre-déclin. Monet et Spengler dans les jardins de l'histoire
Historienne de l’art, professeur à Science-Po Paris, Laurence Bertrand Dorléac dirige son séminaire « Art et Sociétés ». Elle étudie les changements de la création artistique de XXe siècle et les crises sociales, les espoirs et les craintes de l’Occident.

Aujourd’hui, au XXIe siècle, l’angoisse circule dans les continents : les méfiances, les révoltes, les bouleversements, les discordes, les haines, le trouble, le malaise dans les civilisations. Dans bien des mentalités se devinent un crépuscule de la culture, son affaissement, une décadence, les chutes menacées des régimes, des institutions désagrégées, la fragilité des sociétés. Laurence Bertrand Dorléac cite alors des notes d’un poème en prose de Baudelaire : « Symptômes de ruine. Bâtiments immenses. (…) Fissures, lézardes. Humidité provenant d’un réservoir situé près du ciel. – Comment avertir les gens, les nations ? – Avertissons à l’oreille les plus intelligents. Tout en haut, une colonne craque et ses deux extrémités se déplacent. » Et, en 1919, Paul Valéry s’inquiétait : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. (…) Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms (…). Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. »

Alors, dans ce beau livre, complexe et passionnant, Contre-déclin, de Laurence Bertrand Dorléac, le philosophe allemand Oswald Spengler (1880-1936) et le peintre Claude Monet (1840-1926) se frôlent « dans les jardins de l’histoire » ; ils ne peuvent pas vraiment se reconnaître ; ils s’opposent. Oswald Spengler, pessimiste viril, veut décrire « le déclin de l’Occident » (la première partie est publiée en 1918) pendant que Claude Monet, vieil homme inventif et volontaire, choisit, par sa peinture inlassable, un étrange « contre-déclin ». En 1918, en accord avec son ami (depuis des dizaines d’années) Georges Clemenceau, Claude Monet offre à la France un gigantesque monument aux vivants, un monument serein et pacifique, un espace de silence, une ouverture vers le songe, vers la pensée, vers une espérance énigmatique.

Oswald Spengler s’affirme avec une méchanceté joyeuse : « “L’humanité” n’a pas plus que le genre papillon ou orchidée un but, une idée, un plan. Ou bien “l’humanité” est un concept zoologique, ou bien elle est un mot vide de sens. » Spengler propose un prophétisme noir, un univers sombre et foisonnant, parcouru d’illuminations ; ce serait une démesure d’autodidacte. En 1930, le nazisme (Alfred Rosenberg) va critiquer le pessimisme intégral de Spengler qui avouera son désenchantement devant les réalisations du IIIe Reich. La prétention de ce Reich au bonheur va peu à peu écœurer Spengler qui lui préfère la pureté de l’apocalypse ; il va mourir d’une attaque en mai 1936.

Très loin de la littérature têtue de Spengler, Claude Monet trouve son « contre-déclin » ; et, dès la fin des années 1890, il rêve de « grandes décorations » : « Qu’on se figure une pièce circulaire dont la cimaise serait entièrement occupée par un horizon d’eau taché de ces végétations, des parois d’une transparence tour à tour verdie et mauvée, le calme et le silence de l’eau morte reflétant des floraisons étalées ; les tons sont imprécis, délicieusement nuancés, d’une délicatesse de songe. » L’étang aux nénuphars existe d’abord dans un jardin merveilleux de Giverny, dans un paysage qu’il a construit et jardiné pour peindre des variations inattendues. Sans cesse, il gémit ; il se plaint de ses difficultés devant son objet fuyant, devant les nymphéas qui fascinent et s’esquivent.

Si Oswald Spengler pense à l’échelle des progrès et des décadences, Claude Monet agit dans un temps où chaque œuvre est un recommencement, un renouveau, un surgissement, un réveil, un rayonnement. Il cultive son jardin et il peint du neuf à l’infini. Lorsque les intempéries frappent son jardin, il ne s’en prend à aucun dieu cruel, mais il peste en attendant le retour du soleil. Il observe la proximité des plantes ; il s’enivre du lointain et ne veut pas de limite à sa peinture… Très peu de temps avant sa mort, Charles Péguy (1873-1914) écrit Clio, dialogue de l’Histoire et de l’âme païenne (qui sera publié en 1917). Et les nymphéas de Monet émeuvent Péguy. « Tous nous refaisons (écrit-il) nos célèbres Nénuphars, dit l’Histoire [et donc Péguy]. Tous nous, petits. Mais les plus grands génies du monde n’ont point procédé autrement. » Péguy veut alors célébrer les commencements et les recommencements de la plante que Monet a peints : « Quel sera le nénuphar le mieux fait ? », se demande l’écrivain avec ironie…

Tu entres à l’Orangerie des Tuileries. Dans le calme, tu trouves deux salles basses en ellipse éclairées par la lumière naturelle, où les œuvres sont placées très bas au long des parois légèrement incurvées, comme l’a voulu Monet. Ces eaux indécises, lentes, illimitées touchent tous les sens. Ce serait un petit paradis agencé, un aquarium des merveilles… Claude Monet peint les mouvements capricieux du « monde flottant ». Il se trouve être simultanément un Occidental et un Oriental. Hiroshige et le vieillard hanté Hokusai sont ses ancêtres. Monet et les Japonais seraient des sténographes de la Nature et de ses jeux. Et tu médites. Comme le dit, en 1952, Gaston Bachelard, un nymphéa est un « instant du monde ».

Gilbert Lascault