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Cibler, viser, faire mouche

Dans le musée de la Chasse et de la Nature, quatre-vingt-dix cibles-images constituent un domaine (peu exploré) de l’art populaire.
Dans le musée de la Chasse et de la Nature, quatre-vingt-dix cibles-images constituent un domaine (peu exploré) de l’art populaire.

L’œil est décisif. La vue est essentielle. Tu jouis du visible. Tu délimites le champ. Tu l’observes. Tu cibles. Tu vises avec exactitude. Tu ajustes. Tu guettes. Tu épies. Tu te tiens à l’affût. Tu apprends soigneusement à mieux regarder avec une attention minutieuse. Tu veux bornoyer ; tu fermes un œil pour privilégier l’autre, pour vérifier un alignement, une surface plane. Tu désires. Tu veux pointer, tirer. Tu veux mettre dans le mille. Tu fais mouche. Le chasseur, l’archer, celui qui emploie l’arbalète ou l’arquebuse visent. Ils explorent un univers optique. Si Georges Bataille a publié un récit, Histoire de l’œil (1928), les amateurs de cibles appartiennent à une grande histoire de l’œil…

Un livre du psychanalyste André Green s’intitule Un œil en trop (1969). En exergue à ce livre, il cite Hölderlin : « Le roi Œdipe a un œil en trop, peut-être. » Mais le cibleur possède, provisoirement, un œil en moins.

Il y a quelques années, Annie Le Brun a été fascinée par des cibles peintes qu’elle a vues en Croatie (à Zagreb, à Varaždin, à Osijek) : des cibles peintes entre le XVIIIe siècle et le début du XXe siècle. Ces images-trophées, ces scènes commémoratives sont liées à l’existence des sociétés de tir et à leurs compétitions. Ces images prennent le relais de celles produites, dans toute l’Europe centrale, dès le XVIe siècle, par les confréries d’archers… Annie Le Brun découvre alors des images faites pour être visées et, par là même, pour être délibérément défaites, pour être cassées, démolies, minées, sapées, dérangées, gênantes.

Les « tireurs » (ceux qui vont tirer la cible) canardent la cible ; ils déchargent ; ils font feu. Ils voient l’image pour l’abolir, pour la ruiner, pour l’anéantir.

Ici, tout pourrait devenir cible. N’importe qui (ou n’importe quoi) serait visé et agressé. Les flèches et les balles percent les cibles ; elles les blessent ; elles les trouent.

En 1804, sur une cible peinte, une jeune femme en robe blanche caresse sa chatte noire ; elle est criblée de balles, attaquée. Est-elle timide ou provocatrice ? Une phrase est inscrite sur cette cible : « Messieurs les tireurs, ne tirez pas sur ma chatte, bien que celle-ci soit mon trésor le plus cher. »

Sur une cible (1840), des bourgeois lèvent leurs verres et des musiciens sont percés de balles… En 1672, un serrurier, chef de la compagnie des arquebusiers d’une ville, offre une cible d’honneur ; cette cible est une jeune femme qui tient dans ses mains un disque noir central ; elle s’adresse à chaque arquebusier : « Cher tireur, vois comme je te présente le noir. Montre-toi vaillant et tire dans le mille : il t’arrivera ainsi ce qu’il y a de meilleur ! »… Sur telle cible (1712), un seigneur (avec son grand cœur rouge) attaque un immense serpent qui représenterait les soucis et les plaisirs de sa vie… Ou bien, sur une autre cible (1742), une licorne blanche est blessée par une balle… Ou encore, sur une autre cible (1669), un chasseur paisible avec ses deux chiens va vers la forêt ; ce chasseur a une tête de cerf ; est-il, peut-être, Actéon ou un mari trompé ?

Alors, des divinités, des musiciens, des chasseurs menacés, des temples, des batailles d’enfants, le globe terrestre, le voyeurisme d’un curieux ridiculisé, un cavalier des steppes, une pyramide, un noble blason, un oiseau bariolé, un stand (tyrolien) de tir, l’atelier d’un peintre, un sanglier qui court, un ours noir dressé, un chat comique sont des cibles hétérogènes. Les édifices, les figures allégoriques, les bêtes, les chasseurs sont successivement alignés, rangés et canardés.

Sont visés, tirés, tués Chiron et Achille (avec leurs arcs), le petit Éros aveugle (assis sur le dos d’un lion), Mercure (qui vole au-dessus d’un grand voilier), Saturne, un empereur, le soleil (avec des rayons)… Oui, ciblons ! Ciblons sans cesse… Gagnons ! Gagnons ! Messieurs les tireurs sont les gagnants, les triomphateurs. Et leurs cibles sont les témoignages des tireurs, les preuves de leurs réussites.

Les images-cibles sont mitraillées selon les consignes des sociétés de tir, selon des rites, à l’occasion des foires et des fêtes (souvent liées à la célébration d’un saint). Annie Le Brun met alors en évidence les rapports du regard, du désir, de la mort, de la trajectoire des flèches (ou des balles) : « Ne serait-ce pas que l’imagerie de ces cibles est hantée par ce qui s’y joue d’incontrôlable entre la visée et la vue, entre l’aveuglement et la vision, entre la proie et l’ombre ? »

Et, selon Annie Le Brun, un secret terrible se devine ; il est, simultanément, occulté et avoué : « L’objet du désir doit être détruit, dès lors qu’il n’entraîne pas vers l’infini. »

Annie Le Brun note aussi que les photographes seraient des tireurs. Ils parlent de « viser », de « tirer », de « shooter », de « recharger », de « mitrailler ».

Et, au XXe siècle, certains peintres considèrent des tableaux comme des cibles : Picabia (1922), Jasper Johns (1955), Jorge Camacho (1992), la surréaliste Toyen (La Chasse au renard, 1964). Lucio Fontana peint, vers 1966-1968, un tableau percé par des perforations précises. Dès 1961, Niki de Saint Phalle tire, peint et se révolte : « J’ai tiré sur des tableaux parce que tirer me permettait d’exprimer l’agressivité que je ressentais. Un assassinat sans victime. J’ai tiré parce que j’aimais voir le tableau saigner et mourir. J’ai tiré pour parvenir à cet instant magique, à cette extase. C’était un moment de vérité, je tremblais de passion lorsque je tirais sur mes tableaux. » Surgissent une chance, une révélation, une extase.

Gilbert Lascault

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