L’enfance intéresse Wilfried Lignier comme un objet qui est largement laissé de côté par les sciences sociales : il n’y a pas encore d’étude sociologique sur les surdoués. Ce qui l’occupe dans cet ouvrage, c’est « la manière dont a été produite et dont est aujourd’hui reproduite cette figure un peu paradoxale d’un enfant à la fois supérieur et fragile psychologiquement ». La recherche publiée ici mêle une analyse des dynamiques institutionnelles avec une description des positions, des dispositions et des intérêts narcissiques ou pratiques des parents d’enfants surdoués. Son matériel : les archives d’une association française pionnière consacrée aux enfants surdoués, des articles écrits par des psychologues, un questionnaire diffusé auprès de 500 parents d’enfants précoces, et une série d’entretiens avec des psychologues.
Wilfried Lignier montre comment ceux qui ont milité pour que soit reconnue la catégorie des enfants surdoués ont dû passer par la « pathologisation » de la précocité intellectuelle. Il montre combien cette catégorie n’est pas désintéressée, liée qu’elle est à des enjeux éducatifs et à des stratégies scolaires, donc à des enjeux de politique publique.
La Petite Noblesse de l’intelligence est un ouvrage important pour préciser les tenants et les aboutissants d’une forme de stigmatisation par le haut. Puisque le « surdon » est paradoxalement considéré comme une forme de handicap, le livre de Wilfried Lignier participe à l’analyse des différents mécanismes qui renforcent aujourd’hui le clivage entre le normal et le pathologique et servent l’extension du domaine du handicap.
Les références de l’auteur commencent avec Robert Castel, qui, en 1980, dans son livre La Gestion des risques, s’intéressait aux enfants d’intelligence hors norme comme cas exemplaire du contrôle social et de la généralisation du pouvoir de l’expertise et de la psychologie. Castel s’était intéressé de très près aux pratiques psychologiques relevant de la gestion, du gouvernement des populations, et à la médecine mentale comme instrument de contrôle social et non comme soin.
L’extension du domaine du handicap (surdon ou déficience) va de pair avec l’accélération récente du glissement de la notion de symptôme à celle de trouble, puis à celle de handicap. Si le symptôme est une trouvaille du sujet, une solution coûteuse mais précieuse qu’il a trouvée pour dire son refus de rester à la place que lui assignent parents ou institutions, le handicap, lui, est une invention de l’institution. Le pragmatisme d’État et la logique gestionnaire des soins et de l’éducation pousse à toujours plus de catégorisation des individus. Pour tarifer chaque acte en fonction d’un diagnostic, il faut faire correspondre chaque « usager » à une catégorie.
Dans les circulaires de l’Éducation nationale, la catégorie « enfant à haut potentiel » est notée « enfant HP ». Ce qui la rapproche ironiquement d’une autre catégorie, celle de l’enfant « hautement perturbateur » : il y a deux sortes d’enfants « HP ». Surdoués et agités perturbent, de manière différente, l’équilibre d’une classe et celui de l’instituteur. Le signifiant HP rappellera à certains le sigle qui désignait il y a encore peu de temps les hôpitaux psychiatriques. De nouveaux mots-sigles viennent sans arrêt enrichir la novlangue médico-sociale qui fait exister des catégories « simplement » en les nommant, le tout dans un contexte politique favorable à la différenciation précoce des élèves – mais Wilfried Lignier se garde bien de parler de ségrégation – et à la construction d’une opposition entre l’enfant génial et l’enfant débile ou l’enfant délinquant.
Le sociologue souligne d’ailleurs la force du signifiant « classe » lorsqu’il rapproche l’idée d’enfance de classe de celle de classes d’enfants. Il regrette à cette occasion l’absence d’études sociologiques sur d’autres classes médico-psychologiques que celle de l’enfant surdoué, comme par exemple celles des enfants « hyperactifs », ou « dyslexiques », « dyspraxiques », ou autres « dys ». Et il dessine les lignes d’un vaste programme de recherche lorsqu’il écrit que sa démarche, qui consiste à « connecter l’histoire sociale d’une définition de l’enfance à son appropriation parentale et enfantine (par certains parents, par certains enfants), pourrait être reprise non seulement pour d’autres classes d’enfants, mais aussi, moyennant sans doute un effort de recherche plus conséquent ou plus ingénieux, pour des enfances de classe ».
Wilfried Lignier réussit ce qu’il visait : une étude qui n’est « ni une dénonciation outrée ni une description complaisante », et qui a le très grand avantage de démonter méticuleusement et sereinement la conception essentialiste de l’enfant surdoué, par le découpage de « l’espace causal » de cette catégorie et la mise à plat de toutes les conditions sociales et historiques nécessaires à son existence. Ce livre pourra donc servir par extension à la remise en question de cette autre « classe d’enfance » qu’est « l’hyperactivité », à laquelle certains s’échinent encore à trouver une causalité neurologique ou génétique. Plus largement, Wilfried Lignier appelle de ses vœux une resociologisation et une repolitisation de l’enfance, considérant que « l’existence de certains enfants, ou de certaines enfances spécifiques, repose de manière décisive sur des formes, passées ou présentes, de mobilisation politique ».
Yann Diener
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