En 1974, par exemple, lors d’une conférence de presse à Rome, Lacan déclarait : « La religion est faite pour guérir les hommes, c’est-à-dire qu’ils ne s’aperçoivent pas de ce qui ne va pas. » Comme sur d’autres questions, Lacan était là extrêmement freudien. Lorsque, en 1927, Freud entreprend de donner son avis sur la place de la religion dans la société, cela donne L’Avenir d’une illusion. Sa thèse ? L’adoption de la religion, qualifiée de névrose universelle, dispense l’homme de foi de la tâche de se construire une névrose personnelle. La psychanalyse paiera encore longtemps les propos très libres, très durs, mais également très drôles, que Freud s’autorise, alors que l’époque n’est pas moins religieuse et pas moins nationaliste qu’aujourd’hui. Par exemple : « Pensez au contraste affligeant qui existe entre l’intelligence radieuse d’un enfant en bonne santé et la faiblesse de pensée de l’adulte moyen. Serait-il complètement impossible que l’éducation religieuse porte justement une grande part de responsabilité dans cette relative atrophie ? »Ses amis le qualifient alors de courageux briseur d’illusions, et ses ennemis de dangereux juif laïque. L’athéisme de Freud est constitutif de l’invention de la psychanalyse : cette pratique s’est forgée par un arrachement des discours académiques, universitaires, médicaux ou religieux, qui tous situaient le savoir du côté du thérapeute ou du prêtre (médecine du corps ou médecine de l’âme).
Freud pense que l’humanité n’est pas sortie d’une phase infantile pleine de peurs qui appellent des explications rassurantes. Optimiste, il prévoit une sortie de cette phase d’illusion religieuse. Il ne dit pas quand se produira cette sortie, mais s’inquiète du vide que laissera la religion, et des solutions de remplacement que l’humanité s’inventera.
Freud pensait que la science serait un jour cette solution de remplacement. Sur ce point précis, Lacan le contredit : il considère que, plus la science progresse, plus le « dévoilement » du réel progresse, et plus l’angoisse augmente en proportion. Et l’on peut constater qu’aujourd’hui l’humanité a, pour une grande part, encore besoin de prier. La solution religieuse cohabite donc avec la solution technoscientifique : non seulement les deux discours ne s’excluent pas, mais ils se complètent, et à merveille. Plus l’angoisse d’un réel dévoilé augmente, et plus on va chercher à ajouter du sens. Lacan appelait cela l’effusion religieuse. Les astrophysiciens ou les savants atomistes en témoignent. Même Einstein a eu ce vertige. Plus les frontières de la cosmologie sont repoussées, et plus il y a besoin de sens. « Et les religieux sont capables de donner du sens vraiment à n’importe quoi. Ils sont formés à ça. » (Lacan)
Jean-Louis Sous, qui a déjà écrit Les P’tits Mathèmes de Lacan et Prendre langue avec Lacan, montre aujourd’hui avec précision comment cet auteur a œuvré pour que la psychanalyse ne vire pas à une religion, mais aussi comment certains de ses concepts ont des racines chrétiennes qu’il vaut mieux reconnaître. Pas très catholique, Lacan ? est une très bonne occasion d’aborder d’une manière décalée les débats actuels sur la laïcité, les questions relatives à la place de la religion dans la société. Ces problèmes ne sont pas l’objet de ce livre pointu ; mais, en s’intéressant à la place des concepts catholiques dans l’enseignement de Lacan, Jean-Louis Sous dit indirectement des choses intéressantes s’y rapportant.
L’auteur de Pas très catholique, Lacan ? nous décrit les démêlés de ce grand psychanalyste français avec la doctrine chrétienne. Il y a le Grand Autre et le risque que ce lieu soit assimilé à Dieu, il y a la trinité réel, symbolique, imaginaire qui rappelle les controverses théologiques autour des trois personnes divines. Et puis il y a l’intérêt de Lacan pour les mystiques. Mais Jean-Louis Sous montre qu’il y a un non-rapport entre la pensée lacanienne et la pensée chrétienne. La consonance religieuse de la notion de Nom-du-Père disparaît dans l’écriture de l’algèbre lacanienne.
Les concepts de Lacan, un refoulement d’idées catholiques ? Jean-Louis Sous fait le jeu de mots : « Ainsi Dieu / insidieux ». Pour ma part, je pense que ce refoulé pourrait bien faire retour sous la forme d’une passion de nombreux psychanalystes pour l’actuelle religion d’État : le technoscientisme, l’évaluationnisme. Aujourd’hui, nombre d’analystes souhaitent être estampillés par l’État, quitte à accepter les conditions de son administration, laquelle voudrait bien transformer la psychanalyse en une psychothérapie scientiste, en une branche officielle de la religion technoscientifique. Cela a déjà eu lieu en Italie, où les psychanalystes qui ne passent pas leur diplôme d’État sont marginalisés et attaqués en justice pour exercice illégal de la psychothérapie.
La psychanalyse laïque (Laienanalyse), c’est-à-dire l’analyse pratiquée par les non-médecins ou les non-psychologues, est aujourd’hui marginalisée : tout le monde réclame des experts, chacun veut devenir expert. Alors que la psychanalyse s’est fondée sur un arrachement du discours médical, académique, et religieux. Freud a pris acte, « tout simplement », du fait que le savoir est du côté du patient et non du côté du thérapeute. Cette idée hérisse le poil des experts, des gestionnaires, ces grands prêtres de la Nouvelle Église universelle, comme disait Alexandre Grothendieck, ce génie des maths et pionnier de l’écologie militante qui, dès les années soixante-dix, ironisait sur le boom du dogme de l’expertise.
Lacan, en mars 1980, un an et demi avant de mourir : « Sachez que le sens religieux va faire un boom dont vous n’avez aucune espèce d’idée. Parce que la religion, c’est le gîte originel du sens. J’essaie d’aller là-contre, pour que la psychanalyse ne soit pas une religion, comme elle y tend, irrésistiblement, dès lors qu’on s’imagine que l’interprétation n’opère que du sens. » Elle y tend aujourd’hui lorsque des psychanalystes prêtent allégeance à l’administration qui fait de la gestion une religion, lorsqu’ils acceptent de se déguiser en psychothérapeutes et d’ajouter du sens quand il n’y en a déjà que trop. Alors que Freud distinguait la psychanalyse de la psychothérapie en les comparant respectivement à la sculpture et à la peinture. La psychanalyse, comme la sculpture, procède per via di levare, alors que la psychothérapie ou la suggestion, comme la peinture, procède per via di porre : « La méthode analytique ne cherche ni à ajouter ni à introduire un élément nouveau, mais, au contraire, à enlever, à extirper quelque chose. » [1]
Le propos de Lacan sur le « boom » à venir du religieux était prémonitoire. Mais ce boom ne s’est malheureusement pas produit qu’au sens figuré. À ce propos, on trouvera un dialogue passionnant entre le poète syrien Adonis et la psychanalyste Houria Abdelouahed dans Violence et islam (Seuil). Ce livre est une véritable bombe féministe : il pointe les furieux paradoxes de l’appréhension religieuse du corps et de la sexualité.
[ Citation ]
« Il y a eu un moment dans l’histoire où il y a eu assez de gens désoeuvrés pour s’occuper tout spécialement de ce qui ne va pas [...]. Comme je vous l’ai expliqué tout à l’heure, tout ça se remettra à tourner rond, c’est-à-dire en réalité à être noyé sous les mêmes choses , les plus dégueulasses parmi celles que nous avons connues depuis des siècles et qui naturellement se rétabliront. La religion, je vous dis, est faite pour ça, est faite pour guérir les hommes, c’est-à-dire qu’ils ne s’aperçoivent pas de ce qui ne va pas. Il y a eu un petit éclair – entre deux mondes, si je puis dire, entre un monde passé et un monde qui va se réorganiser [...] »
Jacques Lacan, conférence de presse à Rome en 1974
[1] Sigmund Freud, « De la psychothérapie », in La Technique psychanalytique, Puf.
Yann Diener
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