Première chose qui suffirait à donner envie de se procurer ce Cahier Freud : il contient un trésor. Non seulement des textes de Freud lui-même, comme c’est la tradition dans cette collection, mais aussi des fac-similés de lettres échangées avec Arthur Schnitzler, Rainer Maria Rilke, Hermann Hesse, Thomas Mann, H. G. Wells et André Breton. Des lettres qui permettent de retrouver le style de Freud, son trait, sa graphie même. Freud a écrit environ vingt mille lettres, dont beaucoup sont encore inédites, enfermées aux Archives Freud de la Library of Congress, bloquées par des clauses de non-consultation aberrantes : certaines ne seront déclassifiées qu’en 2100 (on se demande bien ce qu’elles contiennent de si sulfureux). Comme pour tout créateur, les correspondances de Freud sont intéressantes parce qu’elles donnent le contexte d’une invention. Les lettres de Freud et de ses correspondants sont le creuset de la découverte de l’inconscient et de l’invention de la technique psychanalytique : non seulement l’échange de lettres entre Freud et son ami Wilhelm Fliess, où ils analysent leurs rêves, mais aussi les correspondances qui ont suivi, en particulier celle avec son dauphin Sándor Ferenczi, où l’on peut voir émerger des notions qui enrichissent la clinique et la théorie psychanalytique. Les lettres publiées aujourd’hui par L’Herne sont proposées dans des traductions inédites.
À propos de traduction : voilà bien une question que l’on aurait aimé voir traitée dans ce Cahier Freud, puisque ses deux responsables disent avoir voulu situer la portée de l’œuvre de Freud dans la culture d’aujourd’hui. Un des enjeux majeurs de la réception actuelle de Freud, c’est sa traduction et sa publication depuis que son œuvre est tombée dans le domaine public en 2010. Jusque-là, les droits étaient répartis entre Gallimard, Payot et les Presses universitaires de France ; aujourd’hui, on peut trouver des textes de Freud chez la plupart des éditeurs du marché. Le tout dans un joyeux désordre terminologique et méthodologique, qui sidère nos voisins allemands ou anglo-saxons, mais vaut mieux qu’une traduction monolithique et autorisée, qui ne fait qu’officialiser une trahison, en faisant passer une traduction pour un original. Aujourd’hui, si vous avez envie de traduire un texte de Freud, vous avez le droit de publier votre traduction pour la partager, pour participer à une lecture critique. Dans les années vingt, la princesse Marie Bonaparte, analysante et folle amoureuse de Freud, avait réalisé les premières traductions de ses textes en français. Traduire c’est trahir, d’accord, mais là ça n’était plus de la trahison mais de la mutilation[1]. Quand un passage était un peu difficile à traduire, la princesse ne se faisait pas scrupule de le couper ou de le résumer. Et quand on demandait à Freud ce qu’il pensait de ces premières traductions en français – lui qui lisait le français mais ne voulait pas blesser sa plus fidèle ambassadrice au pays de Descartes –, il répondait qu’elles avaient le mérite d’exister.
Dans l’opus magnum de Freud, L’Interprétation des rêves, il est impossible de traduire sans un solide appareil de notes les centaines d’exemples des rêves de Freud lui-même, tissés de jeux de mots et de références traditionnelles, voire folkloriques, interprétés comme des rébus ou des hiéroglyphes (ce qui compte, c’est le son des mots ou des objets utilisés par le rêve, et non leur sens). Freud considérait qu’il ne fallait pas essayer de traduire ce livre, mais qu’il valait mieux que dans chaque langue un psychanalyste écrive un autre livre sur l’interprétation des rêves, avec ses propres rêves, écrits dans sa langue. Cela s’est réalisé d’une certaine manière, puisque des commentateurs de Freud ont pu écrire sur leur pratique de la psychanalyse en donnant dans leur langue des exemples de lapsus, de rêves, d’actes manqués – ces formations langagières que sont les formations de l’inconscient. C’est Lacan qui, dans les années cinquante, avait lancé un nécessaire retour à Freud, lequel était alors traduit dans le sens d’une psychologie adaptative, en France comme dans les pays anglo-saxons : la psychanalyse devenait une technique pour renforcer les défenses du sujet, pour mieux l’adapter aux contraintes sociales. Lacan a forcé les analystes à repasser par le texte de Freud en allemand, il a dépoussiéré certains textes et en a exhumé d’autres, comme Le Mot d’esprit dans sa relation à l’inconscient, qui était négligé ou méprisé par les officiels de l’époque. Il est bien dommage que ces questions soient absentes du Cahier de L’Herne consacré à Freud : le seul contributeur lacanien (un lacanien, c’est d’abord quelqu’un qui s’efforce de revenir à Freud dans le texte) nous parle des rapports de la psychanalyse avec les neurosciences.
On ne rencontre guère dans ce Cahier Freud les questions les plus vives que pose la psychanalyse à la culture contemporaine ; par exemple, le problème de la formation des analystes et les dangereux projets de sa réglementation par l’État, qui ne ferait qu’accélérer le glissement de la psychanalyse vers une psychothérapie adaptative. Autre sujet brûlant qu’on aurait aimé voir traité dans ce copieux ouvrage, la question de la présence ou de l’absence des psychanalystes dans les institutions de soin aujourd’hui : ils sont éjectés des hôpitaux, les consultations publiques de proximité ouvertes par leurs aînés dans les années soixante sont brutalement fermées. Que disent les analystes de cette attaque ? La psychanalyse est violemment attaquée parce qu’elle contrevient aux discours totalitaires, y compris religieux, comme au discours capitaliste et à toutes les novlangues. Aujourd’hui, le vrai scandale de la psychanalyse n’est pas tant son intérêt pour la sexualité (celle-ci a été digérée par le discours capitaliste) ; non, ce qui dérange plus que jamais, c’est la terrible blessure narcissique que Freud a infligée à l’humanité, après Copernic et Darwin : le moi n’est pas maître en sa demeure. Le savoir sur un symptôme est du côté de celui qui l’a construit, il n’est pas du côté du thérapeute. À l’heure où l’évaluation, l’expertise, les experts de tout poil, organisent de plus en plus nos vies, le rapport au savoir qu’instaure la psychanalyse est un vrai scandale. À cet égard, l’article « Freud et le travail », est particulièrement intéressant ; il est dû à Christophe Dejours, le psychanalyste qui dans ses livres n’hésite pas à se référer à Orwell et à Eichmann pour montrer comment la novlangue néolibérale détruit les mots autant que les corps et les pratiques. Christophe Dejours s’intéresse à l’intrication entre l’économie des pulsions et l’économie marchande : il démontre que travail et sexualité sont indissociables, et que les liens entre plaisir et souffrance au travail doivent être élucidés[1].
L’introduction de ce Cahier Freud n’avait-elle pas planté un peu vite le décor ? Les deux responsables donnent d’entrée une présentation tronquée du paysage freudien contemporain. Tous les deux membres de l’International Psychoanalytical Association (IPA), ils affirment que le monde freudien est composé de l’IPA, d’une part, « et d’autres sociétés psychanalytiques aux contours parfois un peu flous », d’autre part. Ce qui risque fort d’être flou, c’est l’image qui est ainsi donnée du mouvement analytique. La moitié du paysage freudien est laissée hors champ. À vouloir s’inscrire « à l’écart des polémiques », les auteurs dessinent un Freud un peu figé. Pour s’extraire de la polémique, ils imaginent un pays freudien où il n’y a pas de conflits, pas de confrontation. Ce qui n’était déjà pas le cas du temps de Freud.
En ne faisant pratiquement appel qu’à des contributeurs analystes de la même société psychanalytique, qui se considère comme la gardienne de l’orthodoxie freudienne, les responsables de ce volume ont construit un Freud quelque peu partiel. Freud existe aujourd’hui autant par les associations lacaniennes, qui le lisent et continuent sa méthode. Les auteurs ont voulu « situer les déterminants et la portée de l’œuvre de Freud dans la culture occidentale[2] ». Ils n’ont réussi à atteindre qu’un seul de ces deux objectifs : certes, l’ouvrage apporte des études intéressantes (mais pas franchement nouvelles) sur le contexte de l’invention de Freud et sur sa biographie. Mais pour ce qui est de la portée dans la culture, on aurait pu faire plus aigu. Sans compter qu’on peut se demander pourquoi la portée de l’œuvre de Freud n’a été envisagée que dans la culture occidentale : quid de la pratique de la psychanalyse dans les cultures où elle est justement en train de se développer avec passion, comme en Chine, en Inde, ou au Moyen-Orient, où sa progression, certes récente, dans une confrontation avec l’islam, n’a été stoppée que ces dernières années, notamment par la dislocation de la Syrie et l’exil des psychanalystes de ce pays.
Les Cahiers de L’Herne sont d’habitude l’occasion d’une secousse concernant la lecture d’un auteur, ils ne sont pas faits pour le muséifier. Nous n’en sommes pas là, et les grosses lacunes ici pointées n’enlèvent pas tout le plaisir. Freud est dans L’Herne, c’est le principal, et ce Cahier Freud réussit au moins un objectif : mettre en librairie des textes de Freud et de formidables lettres où l’on peut retrouver le style même de l’inventeur de la méthode psychanalytique. Et puis, maintenant que Freud est entré dans L’Herne, nous pouvons espérer y voir entrer Lacan, ce grand lecteur de Freud.
[1] Christophe Dejours, Souffrance en France : La banalisation de l’injustice sociale, Points Seuil.
[2] C’est moi qui souligne.
Yann Diener
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