Norbert Czarny – Avant d’être le livre qu’il est, Anatomie d’un instant aurait dû être un roman. Pouvez-vous revenir sur la difficulté rencontrée ?
Javier Cercas – Ce livre est le plus difficile que j’aie eu à écrire. Écrire consiste à se donner des normes et ici la norme était qu’il ne fallait pas inventer. J’ai essayé à deux reprises d’écrire un roman sur ce coup d’État. J’ai écrit deux brouillons, mais « ça ne sonnait pas juste ».
Il n’existait rien sur cet événement, sinon le document dont je parle et qu’on a vu à la télévision, l’enregistrement vidéo des faits. Mais ce coup d’État est, pour les Espagnols, une grande fiction collective, un ensemble de mensonges, de légendes. Pour beaucoup ce n’est pas la réalité. J’ai donc trouvé redondant et superflu de faire de la fiction sur la fiction. Je devais respecter cette première contrainte, celle de l’étrange.
Le vrai sujet du livre c’est la loyauté et la trahison. C’est aussi une tentative pour répondre à une question que je me posais (il en est un peu question page 314) : qu’est-ce qu’un pur politicien ?
N. C. – On peut ranger ce livre parmi les enquêtes, les ouvrages historiques, peut-être les fictions. Où le classeriez-vous ?
J. C. – C’est un essai, une chronique, une enquête… mais aussi une sorte de roman. Je crois au mélange des genres et mes romans, Les Soldats de Salamine par exemple, mêlent l’Histoire, la biographie, voire l’autobiographie, à la chronique ou à l’essai. On parle de mort du roman. Je ne crois pas à cette mort. Je crois davantage comme Kundera aussi, à l’héritage de Cervantès, au fait que le roman est un banquet composé de nombreux plats. Je pense que ce qui est en crise n’est pas le roman mais les formes traditionnelles. Il faut utiliser la flexibilité, la malléabilité du genre, chercher ce que l’on peut faire avec, aller aux limites aussi. Trouver la forme qui correspond au contenu. Comme le dit Flaubert, « la forme doit être au contenu ce que la chaleur est au feu ».
N. C. – On a tous une certaine idée du coup d’État de Tejero, en février 81. Et l’on pense que ce jour-là, la démocratie a été sauvée. Pouvez-vous donner votre sentiment précis sur ce point ?
J. C. – On peut dire que oui, la démocratie a été sauvée, ou plus exactement qu’elle est née de cet instant précis. Le geste de ces trois hommes marque le véritable début de la démocratie. Mais il est faux de penser qu’elle a été sauvée ce jour-là si on en juge par la passivité du peuple, par le climat qui régnait parmi les élites politiques, sociales, etc.
Cet instant que j’analyse constitue la vraie énigme. Il n’y a rien de caché, tout est en évidence. Pourquoi ces trois hommes restent-ils debout dans le Parlement ? Les vraies énigmes sont ce que l’on voit sans le savoir ou le comprendre, au sens de la lettre volée de Poe. Et là, à partir de ce document télévisé, tout est visible, mais étrange.
N. C. – La personnalité la plus marquante de ce livre est sans doute Adolfo Suarez. Il sort grandi d’Anatomie d’un instant. Pouvez-vous expliquer comment la perception que vous aviez de lui a évolué au fil de l’enquête ?
J. C. – Ce livre est comme une quête qui a duré cinq ans. Ma vision de la vie et de l’homme a changé. Suarez est un être mystérieux parce qu’il est transparent, commun. Il a quelque chose du jeune ambitieux de province qu’on trouve dans le roman du XIXe siècle, chez Balzac par exemple. Les circonstances ont aussi donné un relief particulier à cet homme. Il se trouve que j’ai perdu mon père à cette période. Et mon père était un partisan de Suarez. Écrire ce livre était une façon aussi de comprendre mon père.
C’est la dimension autobiographique dont je parlais. Un critique a fait le lien entre ce livre et les « Coplas » sur la mort de son père de Jorge Manrique, un poète du XVe siècle. Cela m’a beaucoup touché, honoré.
N. C. – Vous jouez beaucoup sur les parallèles, que ce soit entre Gutiérrez Mellado et Suarez, ou Carillo et Suarez, le roi et Suarez. C’est un procédé propre à certaines biographies, aux vies parallèles mais là, ce sont des enjeux de mémoire qui sont en question. Ainsi évoquez-vous page 102 un pacte de mémoire et non un pacte d’oubli. Pouvez-vous développer ?
J. C. – Ce livre est construit sur une figure de rhétorique essentielle qui est l’oxymoron, l’alliance entre des termes contradictoires. Et tout est contradiction entre des valeurs comme la loyauté, la justice, d’une part, la trahison et la liberté d’une autre.
L’idée d’un pacte d’oubli est un cliché de l’historiographie. Même pendant la période de transition, dans les années 1975, le franquisme et la guerre restent omniprésents en Espagne, dans le peuple. On n’oublie jamais ce qui s’est passé et on le sent dans la vie quotidienne, dans toutes les manifestations intellectuelles, culturelles.
Le véritable pacte est construit sur une règle essentielle : ne pas utiliser politiquement le passé, parce que le franquisme et la guerre sont omniprésents.
Le pacte de mémoire préfère la liberté (la démocratie) à la justice. Vouloir la justice à tout prix, c’est courir le risque de l’absolu, d’une forme de fanatisme. La liberté est préférable.
Ce pacte est la raison pour laquelle le coup d’État ne suscite pas de réaction violente. L’événement est vécu comme le retour de la guerre. Il tétanise, il rend soudain passif. Nul ne veut revivre la guerre.
N. C. – Dès le début d’Anatomie d’un instant, vous proposez ou reprenez une clé très intéressante pour évoquer Suarez, Gorbatchev ou Jaruzelski, celle du héros de la retraite.
J. C. – Plutôt que ce terme de retraite que j’emprunte à Enzensberger, je préfère celui de trahison. Carillo trahit l’idéal républicain, les valeurs de la gauche communiste, Gutiérrez Mellado, général franquiste, « démonte » l’armée de Franco et Suarez apparatchik lié au régime bâtit la démocratie en onze mois. Il est le traître total.
La trahison est parfois un comportement plus vertueux, plus honnête que la loyauté.
N. C. – Votre livre, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas manichéen. Les bons et les méchants ne sont pas ceux qu’on croit. On sait l’importance des enjeux idéologiques en Espagne. Comment ce livre est-il perçu ?
J. C. – Mon but comme romancier est de comprendre. Ce qui n’est pas justifier, et encore moins juger. Je dois être en empathie et donc le manichéisme est interdit.
La réception critique et celle du public ont été excellentes. Les hommes politiques se sont tus ou ont préféré la dénégation. Les choses ne s’étaient pas passées ainsi…
Norbert Czarny
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