Sur le même sujet

A lire aussi

Une éducation inachevée

Article publié dans le n°1024 (16 oct. 2010) de Quinzaines

 Dès les premières lignes d’Indignation, le cadre historique est posé. On est en 1951 ; les États-Unis sont englués dans la guerre de Corée. Les tranchées sont remplies de jeunes conscrits et les assauts à la baïonnette menés par les Nord-Coréens et leurs alliés chinois font des champs de bataille de vraies boucheries. Le père de Marcus Messner est hanté par une seule chose : perdre son fils unique en Extrême-Orient.
Philip Roth
Indignation
 Dès les premières lignes d’Indignation, le cadre historique est posé. On est en 1951 ; les États-Unis sont englués dans la guerre de Corée. Les tranchées sont remplies de jeunes conscrits et les assauts à la baïonnette menés par les Nord-Coréens et leurs alliés chinois font des champs de bataille de vraies boucheries. Le père de Marcus Messner est hanté par une seule chose : perdre son fils unique en Extrême-Orient.

Marcus est le narrateur de ce nouveau et bref roman de Philip Roth. Il raconte d’un autre monde, on l’apprend très vite. Il a été tué dans cette guerre que son père craignait. Et sa mort est d’autant plus absurde qu’elle est liée à une de ces « décisions banales, fortuites, voire comiques [qui] ont les conséquences les plus totalement disproportionnées ».

Marcus est un bon fils, qui a voulu « tout faire dans les règles ». On le découvre au début du roman, à Newark, le cadre familier de bien des romans de Roth. Il va entrer à l’université et aide son père dans la boucherie familiale. Il travaille beaucoup, ne rechigne jamais à la tâche, fidèle à l’adage paternel qui le guidera toujours : « ce qui doit être fait, on le fait ». Et cela vaut d’abord pour ce qu’il aime le moins vider les poulets, ou ce qui peut impressionner comme se rendre à l’abattoir lorsqu’on tue les animaux selon le rite kasher.

Mais la peur qui saisit son père devant ce fils qui commence à s’émanciper remet tout en question, et quittant la petite université familiale de Robert Treat, Marcus part étudier très loin, à tous égards, au centre du pays, à Winesburg. Les juifs y sont très peu nombreux, il faut assister au rituel œcuménique tous les dimanches, un conservatisme à la limite du rigorisme règne sur ce campus tenu par des doyens qui ont des ambitions politiques marquées à droite. On ne badine pas avec le sexe ; la jaquette qui couvre le livre montrant un couple qui s’embrasse dans une automobile, lieu dévolu aux contacts les plus intimes, donne une idée précise de ce que vit Marcus. L’essentiel de sa relation amoureuse avec Olivia aura pour cadre la voiture de son coturne Elwyn Ayers, et une chambre d’hôpital dans laquelle Marcus se rétablit après une opération de l’appendicite.

L’amour, les relations avec les autres, la séparation d’avec les parents, voilà ce qu’apprendra pendant cette trop courte année le jeune homme. « Je poursuivais toujours un but », précise-t-il au début du roman. Et il est vrai qu’à l’instar de bien des héros de romans d’apprentissage, Marcus a une ambition. C’est même ce qui nous le rend si proche. Sa sincérité, sa bonne volonté, son désir d’être à la fois lui-même et un bon fils, voire un bon amant, sont désarmants. Pour atteindre ce but, il veut bien se couler dans le moule de Winesburg, mais ne renonce jamais à ses convictions. Cet « athée convaincu » refuse d’adhérer à quelque fraternité que ce soit, de se rendre à l’église tous les dimanches, au risque de se faire enrôler comme simple soldat en Corée et de se fondre dans la masse des étudiants puérils ou sans personnalité qui fréquentent le campus. Ce qui lui vaut d’affronter les camarades de chambrée comme le doyen des étudiants, Caudwell, qui le harcèle de façon sournoise autant que pesante. Cette scène centrale, à laquelle fera écho plus loin l’affrontement avec sa mère, tout aussi pénible, montre Marcus pris dans l’étau qui l’emprisonne. Nulle ironie dans ces deux épisodes. En d’autres temps, Roth aurait fait rire, mis en relief la dimension grotesque. Là, c’est une forme d’indignation qui nous prend. Marcus est humilié, il peut difficilement se défendre, même si son plaidoyer pour les idées de Bertrand Russell nous semble, à nous lecteurs de 2010, plus convaincants que le prêchi-prêcha de Caudwell, et il doit en quelque sorte se soumettre, ou fuir. S’il vomit, à la fin de cette scène, ce n’est pas seulement parce qu’il est malade : ce qu’il vient de subir avec le doyen est littéralement à vomir. 

Mais si Marcus a un point commun avec certains personnages de Roth – et on pense ici au « Suédois », dans Pastorale américaine, c’est de ne pas fuir, de croire en un idéal, de ne pas vouloir voir les obstacles ou plutôt de tout faire pour les franchir. En ce sens, il trouve en Olivia une partenaire parfaite. La jeune femme tranche radicalement par rapport aux autres étudiantes. La cicatrice qu’elle porte au poignet rappelle un parcours chaotique ou cahoteux. Contrairement à Marcus qui est tellement fils de son père, elle ne dit rien du sien, un médecin du Middle West. Elle a une liberté, une franchise, qui effrayeront le narrateur, et le fascineront, dans le même temps.

Indignation, comme tous les romans de Roth, raconte l’histoire de l’Amérique. Pas seulement la grande, avec ses guerres et ses conflits politiques, mais celle qui se trame chaque jour entre hommes et femmes, sur les campus et dans les quartiers. Les différences de classes sont plus marquées qu’on ne le croit : entre le fils de boucher et les petits-bourgeois enrichis de l’Ohio, il suffit d’un disque de Beethoven ou d’un costume plus ou moins bien taillé pour que tout se sente. Sous ses dehors de brave compagnon, Sonny Cottler est un rival sur tous les plans. Il a l’assurance que l’argent donne, il aurait bénéficié des mêmes faveurs auprès d’Olivia, avant le narrateur ; sa famille appartient à la riche bourgeoisie de Cleveland. C’en est déjà trop pour susciter la jalousie de Marcus.

Le campus de Winesburg est un microcosme d’une Amérique conservatrice, pas si éloignée de celle qui se manifeste aujourd’hui dans certaines situations, dans certains milieux. La pesanteur qu’on sent, la bêtise qui se déchaîne lors du monôme final et la raideur stupide qui lui répond – tout cela rappelle ce que le pays a de plus immature, vulgaire et parfois dangereux. Marcus se bat et se débat contre cette Amérique, comme le faisait à sa façon le héros de La tache.

Mais comment taire ce qui fait le suprême plaisir que l’on trouve à lire Philip Roth ? L’intelligence, la sensibilité, cette manière qu’il a de mettre en relief les tensions, de mettre à jour les contradictions. Tout cela, on le retrouve dans ces quelque deux cents pages. Et puis le portrait de ce père pris de peur devant un fils qui devient adulte, mais aussi confronté à un monde qui change, dans sa petite boucherie kasher qui périclite. Il y a eu un âge d’or, un moment où le fils aimait son père plus que quiconque, et puis on change d’époque. On songe à Patrimoine, histoire d’un amour filial qui ne se démentira jamais et on a seulement envie de relire tout Roth.

Norbert Czarny

Vous aimerez aussi