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Les visages d'une oeuvre

Article publié dans le n°1039 (01 juin 2011) de Quinzaines

 Selon Pierre Bourdieu, « la musique représente la forme la plus radicale, la plus absolue de la dénégation du monde et spécialement du monde social que réalise toute forme d’art » (1). La façon dont Maÿlis Dupont envisage les œuvres musicales ne met pas en relief leur caractère désincarné, mais rend justice, au contraire, au « bel aujourd’hui », ce présent que nous créons ensemble et dont elles peuvent nous enseigner la force.
 Selon Pierre Bourdieu, « la musique représente la forme la plus radicale, la plus absolue de la dénégation du monde et spécialement du monde social que réalise toute forme d’art » (1). La façon dont Maÿlis Dupont envisage les œuvres musicales ne met pas en relief leur caractère désincarné, mais rend justice, au contraire, au « bel aujourd’hui », ce présent que nous créons ensemble et dont elles peuvent nous enseigner la force.

On peut rendre compte d’une œuvre musicale sous plusieurs angles. Maÿlis Dupont en distingue trois ; elle juge les deux premiers réducteurs, et le dernier éclairant. Le point de vue musicologique ramène tout à l’écrit, à l’analyse d’une partition où l’œuvre se fige. Le point de vue sociologique, qui prend en compte d’autres acteurs que le compositeur, fait prévaloir l’intention esthétique : « l’œuvre est l’objet intentionnellement produit comme œuvre et intentionnellement reçu comme œuvre ». Cette distinction des points de vue fait penser au triple mode d’existence de l’œuvre musicale – comme de toute « forme symbolique » – défini par Jean Molino : à la fois objet produit, objet perçu et objet arbitrairement isolé (2). Mais Maÿlis Dupont ne fait pas sienne cette « tripartition », qu’elle n’évoque d’ailleurs pas en tant que telle.

Le point de vue qu’elle retient, c’est le point de vue anthropologique, qui à ses yeux a le mérite d’être descriptif, et non normatif comme les deux précédents. L’anthropologie, grâce au véritable « travail de terrain » qu’elle accomplit, met au jour la circulation d’une œuvre « tout au long d’un réseau qui [lui] donne ses dimensions spatio-temporelles ». L’univocité de l’œuvre, que conservaient les deux premiers paradigmes, s’en trouve ruinée.

Ce pluriel nécessaire, on le rencontre aussi dans la conception extensive qu’a Maÿlis Dupont de l’auteur – des auteurs – d’une œuvre musicale. À l’instar de Norbert Elias, qui opposait l’art artisanal et l’art indépendant, elle distingue le « compositeur anonyme » et le « compositeur créateur » que successivement l’histoire a mis en scène. Elle leur ajoute un troisième type, le « compositeur absent », tel que Cage, par exemple, a pu le promouvoir, lui qui « souhaitait substituer le hasard à la décision humaine ». Maÿlis Dupont force le trait quand elle suggère que le compositeur se trouve de toute façon désengagé quelle que soit l’œuvre en cause. Pour elle, un musicien est toujours confronté à des objets qui lui résistent : un thème, une tonalité, une allure mélodique particulière, etc. ; mais elle semble ne pas voir que le compositeur – même s’il faut se méfier de la croyance de « l’unicité du créateur incréé » dénoncée par Bourdieu (3) – détermine ces divers éléments. Tout en gardant le souci de ne pas multiplier les distinctions au-delà du nécessaire, peut-être serait-il utile alors d’envisager plusieurs catégories d’œuvres musicales, ainsi que le fait Sandrine Darsel dans un livre récent, où elle distingue : « l’œuvre-interprétation », l’œuvre-enregistrement » et « l’œuvre en acte » (4).

Plus que l’auteur compte, dans la perspective de Maÿlis Dupont, la « fonction-auteur », qu’assument, en plus du compositeur, les interprètes, les auditeurs, les critiques, etc. : « L’œuvre, c’est ce que les acteurs font d’une partition. Le visage qu’ils lui donnent. »

Cette idée essentielle de son livre, Maÿlis Dupont la met longuement à l’épreuve d’une œuvre contemporaine : Sur Incises de Pierre Boulez. Effectuant le travail de terrain caractéristique de l’ethnologue, elle s’applique à repérer les figures de l’œuvre que diverses situations peuvent faire apparaître : coupures de presse, édition de la partition, première mondiale, parution en disque, entretien accordé par le compositeur, conversations privées, etc. ; sont à considérer « tous ceux dont les micro-actions font l’œuvre ». Pour Maÿlis Dupont (qui préfère parler de « prolifération » plutôt que de « composition »), l’œuvre se constitue par prolifération d’un matériau musical, « mais également par prolifération des supports, des acteurs, des discours qui le prennent en charge ». Ainsi la « contrainte du terrain » permet-elle, pour chaque manifestation repérée, de dévoiler un visage particulier de l’œuvre, de cette œuvre qui a pour coordonnées [Sur Incises, Pierre Boulez], et dont l’existence même est constituée par l’ensemble de ces occurrences.

Sans le prendre à bras-le-corps, Maÿlis Dupont frôle en effet sans cesse un autre point de vue, le point de vue proprement ontologique. Sa vision est en quelque sorte, au sens philosophique, anti-réaliste : l’œuvre n’existe qu’à travers les figures qui l’incarnent. Le philosophe américain Nelson Goodman considérait déjà que toute œuvre musicale est l’ensemble de ses exécutions. Pour Maÿlis Dupont, l’œuvre musicale est l’ensemble de toutes les figures où elle se donne à voir et à entendre. Il y aurait un autre point de vue, qui en matière d’ontologie musicale est peut-être la moins insatisfaisante des conceptions possibles : c’est le platonisme, seul à rendre compte de telle ou telle partition sans visage, dissimulée dans quelque lieu inconnu et dont jamais peut-être aucune exécution ne sera produite. L’œuvre qu’elle renferme existe pourtant, comme existent, au ciel de l’éternité, des vérités pour nous sans trace.

1. Pierre Bourdieu, L’Origine et l’Évolution des espèces de mélomanes, Questions de sociologie, Minuit, 1984, p. 156.
2. Jean Molino, Le Singe musicien, Actes Sud, 2009.
3. Pierre Bourdieu, « Mais qui a créé les créateurs », op. cit., p. 207. À propos de Bourdieu, par une négligence étonnante, Maÿlis Dupont prête à cet auteur (p. 52) une opposition (entre les chanteurs Fischer-Dieskau et Panzéra) faite par Barthes et que le sociologue cite sans la reprendre à son compte, s’intéressant au contraire à ce qu’elle révèle d’une certaine approche de la musique.
4. Sandrine Darsel, De la musique aux émotions, Presses universitaires de Rennes, 2010.

Thierry Laisney

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