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Article publié dans le n°1069 (01 oct. 2012) de Quinzaines

On ne sait jamais trop ce qui détermine la naissance d’une revue. Rarement, en tout cas, l’appât du gain ou le rêve de domination du marché – depuis le temps qu’il y a des revues et qui meurent, on le saurait. Alors, le sentiment d’une urgence, la certitude qu’il manque une voix dans le chœur, le souci de faire entendre sa propre petite musique dans le tohu-bohu général ? Lequel de ces motifs a poussé Bernard Chardère, avec quelques amis, khâgneux lyonnais comme lui, à créer, il y a maintenant soixante ans révolus, Positif ? Certes, en mai 1952, c’était « le temps des revues, où l’on prenait le cinéma à cœur, à cri et au sérieux », comme il l’écrira plus tard (1). Mais de là à s’engager dans une telle aventure, provinciale de surcroît… Il fallait la dose d’inconscience nécessaire, ah jeunesse !, pour se jeter ainsi à l’eau, à la pointe de la presqu’île, entre Saône et Rhône.

La revue Positif a 60 ans

Forum des Images

2, rue du Cinéma, Porte Saint-Eustache, 75001 Paris

18-30 septembre 2012

On ne sait jamais trop ce qui détermine la naissance d’une revue. Rarement, en tout cas, l’appât du gain ou le rêve de domination du marché – depuis le temps qu’il y a des revues et qui meurent, on le saurait. Alors, le sentiment d’une urgence, la certitude qu’il manque une voix dans le chœur, le souci de faire entendre sa propre petite musique dans le tohu-bohu général ? Lequel de ces motifs a poussé Bernard Chardère, avec quelques amis, khâgneux lyonnais comme lui, à créer, il y a maintenant soixante ans révolus, Positif ? Certes, en mai 1952, c’était « le temps des revues, où l’on prenait le cinéma à cœur, à cri et au sérieux », comme il l’écrira plus tard (1). Mais de là à s’engager dans une telle aventure, provinciale de surcroît… Il fallait la dose d’inconscience nécessaire, ah jeunesse !, pour se jeter ainsi à l’eau, à la pointe de la presqu’île, entre Saône et Rhône.

Immersion réussie, puisque six décennies plus tard, l’anniversaire de la revue est glorieusement fêté. L’hommage offert par le Forum des Images est venu après bien d’autres festivals en France ou ailleurs, le dernier coup de chapeau devant être donné en décembre à Lyon par l’Institut Lumière, qui désormais coédite (avec Actes Sud) Positif, juste retour au bercail (2). Mais si la revue rayonne aujourd’hui sur le marché français – un marché de moins en moins encombré, le nombre des périodiques spécialisés rétrécissant comme peau de chagrin –, l’aventure ne s’est pas effectuée sans encombre, et le chemin fut aussi montant, sablonneux et malaisé que celui du coche de la fable. Ainsi, bien que Positif ait persisté à se proclamer mensuelle, sa parution fut, dans les premières années, d’une régularité aléatoire. Les éditeurs étaient à éclipses – la revue est celle qui, au cours des ans, a compté le plus grand nombre d’éditeurs, de Minuit à Scope, via Fasquelle, Le Terrain vague, Opta, Kesselring, Jean-Michel Place –, mais le plus souvent sympathiques, et, en tout cas, pratiquant plus l’artisanat à visage humain que la recherche du profit (raison sans doute pour laquelle autant ont défuncté).

En 1952, le territoire des revues de cinéma n’était pas surchargé : entre les disparues au bout de quelques numéros (Raccords, Saint-Cinéma-des-Prés, L’Âge du cinéma) et celles encore dans les limbes (Cinéma 54, Écran, etc.), il n’y avait que L’Écran français, Téléciné, Image et Son et les Cahiers du cinéma – le premier, jadis brillant, devenu un navrant bulletin jdanovien à la botte du PCF, le deuxième disponible uniquement dans les sacristies, le troisième à destination des ciné-clubs de la Ligue de l’enseignement. Pour les amateurs non encadrés (le terme de « cinéphile » n’était pas encore usuel), seuls Les Cahiers, encore tout frais (le n° 1 parut en avril 1951), occupaient le créneau. Il y avait donc un espace, que Positif, avec l’ambition des innocents, se proposait de conquérir : « Pourquoi nous combattrons » (Chardère détournait le titre de la fameuse série guerrière de Capra et alii), présentation-manifeste en tête du n° 1, affirmait clairement ce que la revue ne voulait pas être – ni une revue d’actualités, ni une revue rétrospective, mais une revue de découvertes, « dans la lignée de La Revue du cinéma, du regretté Jean-George Auriol », et de Sight & Sound (revue londonienne encore vivace). Les salves d’avenir sont toujours des exercices rhétoriques – ça ne mange pas de pain – et n’ont d’intérêt qu’une fois vérifié la portée des fusées tirées et l’étendue du terrain qu’elles éclairent. La déclaration d’intention de Chardère n’avait rien de bouleversant, mais elle était juste, puisqu’elle a tenu ce qu’elle promettait.

Les promesses n’ont d’ailleurs pas été tenues sans difficultés – mais si tout était simple, quel ennui… Au moins, Positif est demeuré ferme sur ses positions initiales, un engagement lucide sur des valeurs cinémato-littéraro-politico-surréalisto-etc. (ce qui explique pourquoi nombre de ses rédacteurs ont signé en 1960 le « Manifeste des 121 »). Certes, l’anticléricalisme réjouissant affiché au milieu des années cinquante, lorsque les anciens de L’Âge du cinéma, membres du groupe surréaliste, ont rejoint la revue, a laissé place à une acceptation consensuelle, question d’époque – jamais Éric Losfeld, alors son éditeur, n’aurait supporté l’assomption critique de Des hommes et des dieux. Mais un regard jeté sur la trajectoire de Positif à travers soixante ans et 619 numéros ne décèlera aucun de ces changements de cap lof pour lof qui marquent celle des Cahiers du cinéma (les prises de bec entre les deux revues sont désormais dans la légende dorée du bel âge de la cinéphilie), de l’apolitisme droitier des années 50 au maoïsme échevelé des années 70 jusqu’à la transparence en roue libre des récentes années (attendons, pour juger maintenant, de voir le nouveau cours inauguré par l’éditeur Phaidon). La revue est demeurée solide sur ses bases, à travers les ans et les collaborateurs successifs, autour du noyau dur représenté par Michel Ciment, son directeur de publication (il ne nous souvient pas que Positif ait jamais eu de rédacteur en chef) et les figures « historiques » que sont Paul-Louis Thirard et Albert Bolduc, déjà présents dès 1955. Mais durer ne s’explique pas par le seul dur désir. Il faut que le binôme émission/réception fonctionne, qu’un lectorat fidèle suive la revue, même si sa régularité est bancale et sa distribution hasardeuse. Ce qui s’accomplit très tôt, disons, à vue de mémoire, dès le début des années soixante.

Car la force de la revue résidait déjà dans la qualité de ses signatures : les sommaires qui réunissaient, à l’époque héroïque (1958-1968), Jacques Demeure, Robert Benayoun, Ado Kyrou, Roger Tailleur et Louis Seguin, pour ne citer que les grands disparus, offraient des textes éblouissants, où le brio s’ajoutait à l’intelligence, et qui n’ont rien perdu en force ni en alacrité. Entre dix articles, une charge antistructuralistes comme « Les enfants du paradigme », lancée par Benayoun, mériterait encore un tiré à part (3)… Positif ne sacrifiait pas à l’aveugle politique des auteurs, qui a mené l’équipe des Cahiers, Truffaut en tête, à quelques applications bouffonnes, du genre : « Un mauvais film signé X, un auteur, vaudra toujours mieux qu’un bon film signé Y, qui n’en est pas un. » Non que le panorama soit exempt d’erreurs, d’emportements injustes ou de paris perdus – c’est le sel d’une revue, ce qui rend sa relecture intéressante, une fois les enjeux devenus inactuels –, mais au moins les choix effectués au fil des années et des équipes ont-ils été cohérents, comme le prouve l’échantillon présenté par le Forum des Images. Échantillon aussi pertinent dans le rétrospectif – Resnais, Wajda, Fellini, Marker, Varda, Cavalier, Franju, Rosi – que dans le moderne – Resnais, Lee Chang-dong, Haneke, Panahi, Lynch, Tarantino, Wong Kar-wai – ou les classiques des années soixante-dix – Resnais, Schatzberg, Pollack, Pialat, Tavernier, Gilliam, Wenders. On dira qu’il est facile de dresser un bilan positif, sans majuscule, puisqu’il n’y a là que des films et des cinéastes considérables ; mais encore fallait-il les considérer à temps, lorsque Valerio Zurlini, Andrei Kontchalovsky ou Jan Svankmajer étaient des inconnus ou que Marco Bellocchio, Claude Miller ou Robert Altman faisaient leurs gammes. Pour reprendre un titre de Serge Daney (en forme de clin d’œil, car celui-ci ne fut jamais en odeur de sainteté à Positif), « l’exercice a été profitable ».

Variety assure, et c’est là un argument pour inciter à l’abonnement, que « Positif est la meilleure revue européenne de cinéma ». Faute de bien évaluer l’état des forces à l’échelle du continent, on se contentera de reconnaître qu’elle est, de loin, la meilleure revue française (et ce malgré sa conversion récente à la quadrichromie). À titre personnel, reconnaissons que chaque nouveau numéro n’éveille plus la même attente que lorsque nous le découvrions dans les sous-sols de la librairie La Joie de lire, et que nous étions assuré d’une lecture décoiffante. Mais ce n’est pas la revue qui a changé, c’est nous : nous avions alors « l’âge du cinéma », et ainsi que le regrettait Breton, « il faut bien reconnaître que dans la vie cet âge existe – et qu’il passe ». Si l’on ne trouve plus aussi pleinement la flamme ancienne, ce n’est pas parce qu’elle n’y est plus, c’est parce qu’elle est désormais mieux perceptible par d’autres yeux – et c’est tant pis. Mais cela ne nous empêche pas de la considérer comme une des rares qui vaillent encore. 

  1. Figurez-vous qu’un soir, en plein Sahara, savoureux souvenirs, qui, malgré leur titre qui renvoie au héros de Daudet, n’ont rien d’une tartarinade (Actes Sud/Institut Lumière, 1992).
  2. L’Institut Lumière a été fondé par le même Bernard Chardère en 1982.
  3. Tout comme « Les délices de l’ambiguïté », remarquable démontage du système critique d’André Bazin (nos 46 et 47, juin et juillet 1962), par Gérard Gozlan, heureusement toujours actif, ou « L’hypothèque Sadoul » par Raymond Borde (n° 46).
Lucien Logette

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