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Magies dakaroises

Article publié dans le n°1014 (01 mai 2010) de Quinzaines

 Quand on connaît Dakar et qu’on y a vécu, on a le sentiment étrange, lisant ce livre, d’y retrouver exactement ses propres souvenirs – les lieux, les animaux, les plantes et les occupations, tout est exact, et similaire…
 Quand on connaît Dakar et qu’on y a vécu, on a le sentiment étrange, lisant ce livre, d’y retrouver exactement ses propres souvenirs – les lieux, les animaux, les plantes et les occupations, tout est exact, et similaire…

On est saisi d’un trouble dès la première de couverture. En haut, deux photographies presque identiques, un visage de femme, métisse, belle et souriante, qui fume une cigarette. Tout de suite, en dessous, collés aux photographies, le prénom et le nom de l’auteur. On associe évidemment les deux, on pense à une biographie.

Et puis, lisant, on s’aperçoit que l’héroïne est un héros, le narrateur, tantôt petit garçon, obligé de partir de Dakar, emmené par sa mère, la blonde Manuela, et tantôt l’homme jeune qui revient, après la mort de celle-ci, à la recherche de ses traces. Lesquelles le mènent à d’autres, à celles de Prudence, la Sénégalaise. Au croisement de ces deux femmes, une troisième, la fille de Prudence et de Liscart, un « toubab » de Dakar, Viviane Véronique Deng, qui insiste volontiers sur les rapports de son prénom avec « vipère ». Elle cherche aussi Prudence, sa mère, dont le visage, l’auteur nous en informe, est en première de couverture.

Le récit, on le voit, est une quête d’identité construite avec rigueur, et que les dernières phrases du livre n’achèvent pas : « … je vous cherche, madame, dans tous les quartiers, dans les transports et dans les squares… Tous les jours, je marche dans la ville et sa périphérie… ».

C’est que, contrairement à ce que paraît dire le titre, on ne quitte pas Dakar. On le souhaite, on s’en va, en effet, et puis on y revient, par la pensée, ou en chair et en os. On y revient et on y cherche quelque chose d’essentiel : l’enfance, certainement, une ville prégnante, dans laquelle le garçon déambule et qui nous est, sinon décrite, du moins restituée avec fidélité : le « Point E », le marché Sandaga, la place de l’Indépendance, le musée de l’Ifan, et ses abords, le marché artisanal de Soumbédioune, Rufisque, l’île de Gorée, la plage de N’Gor, des Almadies, le phare des Mamelles…

Ces lieux bien sûr sont habités, par des toubabs, qui restent, comme Liscart, ou qui s’en vont, comme Manuela. Et par des Africains, domestiques des premiers (c’est le cas de Prudence, de Thierno), vendeurs à l’étalage, chauffeurs de car ou de taxi, voisins, gardiens, passants, une population présente, humainement présente, sans insistance, sans parti pris d’aucune sorte, au point qu’on se demande (et on revient alors à la quête ou l’enquête amorcée) qui a écrit le livre. Ce n’est pas la métisse, qui fume et rit, nous l’avons dit, d’ailleurs prénom et nom sont bien français. Et là encore, un trouble, et un indice. Le narrateur, petit garçon, jouait avec une fillette, une prénommée Sophie, comme l’auteur. Tiens ! Tiens ! C’est à la suite d’un drame initié par Prudence que l’un et l’autre s’en iront, retourneront en France.

Ayant dit tout cela, l’essentiel n’y est pas. Par exemple la qualité d’un romanesque très particulier, constitué de la réalité et d’autre chose qui s’infiltre, qui sourd des paysages et des événements. Les deux sont associés comme le sont les deux côtés d’une pièce de monnaie. Une « autre chose » qu’aucun mot ne peut exactement nommer ni rendre, qui tient de la magie, du fantastique, mieux que cela encore : qui est l’envers du visible, sa profondeur, et qui se manifeste si naturellement qu’on ne peut pas ne pas y croire. Qu’on subit les effets, pareils aux effluves d’un philtre, d’un crépuscule, d’une vapeur sur la mer, d’une rencontre fortuite, du charme violent de certaines femmes, surtout celles du triangle composé par les deux mères, Manuela, Prudence et Viviane la plus jeune, triangle dans lequel le narrateur se trouve captif.

De sorte que ce dernier est atteint par un mal, convoqué par un sort, que traduisent les deux phrases qu’il prononce, contradictoires et décisives : « J’étais l’Afrique » et « Je n’étais pas d’ici ». Une manière d’exprimer l’irréversibilité : on ne va pas innocemment vivre là-bas sans y laisser, à jamais, quelque chose de soi. Sans avoir échangé, avec ceux qui demeurent, peut-être une part de son identité ?

« Le petit baobab paraissait bien embêté (raconte le petit garçon), il restait tout à fait immobile, sauf le bout de ses petites feuilles qui remuait gentiment. Un monsieur s’était assis sur lui, qui attirait les gens pour leur manger la cervelle. Prudence nous avait prévenus. Son père, un jour, en rentrant de son champ, en avait rencontré un qui l’attendait assis dans un manguier, avec des lunettes noires et une voix de griot. Le père de Prudence n’avait plus jamais parlé, ni à elle ni à personne, après qu’il eut croisé ce monsieur-là au retour du champ.
Mais pour nous c’était différent et nous le savions bien. Comme nous étions de France, nous les petits toubabs, ce monsieur ne pourrait pas sucer notre cerveau, c’était interdit par notre président.
 »

Sophie-Anne Delhomme, Quitter Dakar, © Le Rouergue.

Marie Etienne