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Sur le fil du rasoir

Article publié dans le n°1014 (01 mai 2010) de Quinzaines

 Reparaît, dans une traduction énergique, le roman épique d’Hilsenrath sur la Shoah, son pied de nez à l’Allemagne des années 70, son coup-de-pied dans la fourmilière de la bien-pensance et des mémoires oublieuses. En grand provocateur, il chamboule l’ordre des discours sur la barbarie, les bourreaux et les victimes, jusqu’à l’ultime jugement. Avec une jouissance expressive impressionnante, il écrit un roman délirant, sans pareil, qui enfonce à grands coups de boutoir tous les barrages qu’avait érigés une nation traumatisée, s’insurgeant contre l’oubli et le simplisme historique, et nous dérange en nous faisant rire de la monstruosité la plus terrible. 
Edgar Hilsenrath
Le nazi et le barbier (Der Nazi und der Frizeur)
(Attila)
 Reparaît, dans une traduction énergique, le roman épique d’Hilsenrath sur la Shoah, son pied de nez à l’Allemagne des années 70, son coup-de-pied dans la fourmilière de la bien-pensance et des mémoires oublieuses. En grand provocateur, il chamboule l’ordre des discours sur la barbarie, les bourreaux et les victimes, jusqu’à l’ultime jugement. Avec une jouissance expressive impressionnante, il écrit un roman délirant, sans pareil, qui enfonce à grands coups de boutoir tous les barrages qu’avait érigés une nation traumatisée, s’insurgeant contre l’oubli et le simplisme historique, et nous dérange en nous faisant rire de la monstruosité la plus terrible. 

Si Max Schulz, connu sous le nom d’Itzig Finkelstein, ne rate jamais une coupe de cheveux, Hilsenrath, lui, ne manque jamais d’essayer tout ce qui lui tombe sous la main en fait de langage, de poésie, de provocation et d’humour. Comme l’artiste capillaire, il exerce son talent immense et sa virtuosité, sur le fil du rasoir, en équilibre instable au-dessus du gouffre du mauvais goût et de l’impudeur. Il écrit en troubadour de l’horreur, comme à haute voix, aède dénaturé d’une vie faussée, dissimulée, enfouie dans le mensonge et l’invention.

Ainsi, le titre du roman ne propose pas une forme duelle que l’on suivra tout le cours du livre, mais bien l’apposition de deux identités consécutives puis confondues, empruntées par un génocidaire pour échapper au châtiment de ses crimes abjects. En effet, Max Schulz, « fils illégitime mais aryen » d’une fille obèse et facile, grandit dans le voisinage d’une poignée de juifs dans une petite ville allemande. Emporté par la fièvre brune des nazis et de leurs sbires, il s’engage dans la SS et extermine gaiement des milliers de pauvres juifs, d’abord en Russie, puis dans un « petit » camp polonais. Échappant à la déroute de l’armée, il survit en usurpant l’identité de son ami d’enfance, Itzig Finkelstein, profitant de ses traits prétendument sémites, pour finalement s’installer en Israël (arrivant à bord de l’Exitus !) et devenir un citoyen respecté et aimé, héros de la nouvelle nation juive et citoyen méritant.

Hilsenrath emprunte la voix de cet être polymorphe, dissimulateur, menteur, pervers et jouissif, entreprenant son aventure terrible selon ses propres termes, au travers d’un flux monstrueux et hilarant qui singe toutes les étapes de son improbable métamorphose. « Itzig Finkelstein s’était trop souvent métamorphosé déjà. L’innocent nourrisson autrefois appelé Max Schulz était devenu un petit chasseur de rats. Le chasseur de rats, un jeune homme instruit. Le jeune homme instruit, un barbier. Le barbier, un SS. Le SS un génocidaire. Le génocidaire… Itzig Finkelstein, petit trafiquant du marché noir. Et maintenant ? Le petit trafiquant Itzig Finkelstein était devenu un pionnier, de retour chez lui, combattant pour la liberté. » Les méandres de l’existence de ce monstre déguisé en victime permet à l’écrivain toutes les truculences, toutes les dérives, tous les renversements. Il s’attache à une parole paradoxale qui fait se permuter à la fois les identités, les discours et toutes les questions que posent la période et ses sujets, laissant libre cours à toutes les facéties qui font du roman un exercice périlleux mais extraordinairement mené à bout.

Le Nazi et le Barbier est à la fois une fable moderne, tonitruante, et une réflexion profonde sur la culpabilité, la parole, le mensonge, sur les outils que possède la littérature face à l’horreur, au monstrueux, à l’indicible. Entre vision politique, exploration des tréfonds obscurs de consciences souillées et farce du langage, Hilsenrath, maître de la provocation et d’une langue défaite de ses oripeaux, entreprend l’horreur du nazisme et ses conséquences (jusqu’à interroger la création de l’État d’Israël). Il affronte l’abjection la plus totale, la barbarie quotidienne comme le crime de masse, distille le mensonge pour faire éclater des vérités nécessaires, inverse les rapports pour dénoncer l’hypocrisie omniprésente et l’inanité d’une vision politique de ce qui, peut-être, dépasse l’Histoire.

L’ombre de Dieu plane par-dessus tout ça ! Il débarrasse ainsi les vainqueurs de leur rôle et leur retire leur pouvoir, tout en analysant les lâchetés du peuple allemand devant la fascination qu’exerce le « grand guérisseur » Adolf Hitler, la culpabilité collective, le mensonge d’État, la manière dont le peuple allemand essaie, à l’époque, de se dédouaner de sa responsabilité. Car, lorsqu’il publie son roman, Hilsenrath tape là où cela fait le plus mal, alors que l’Allemagne, après un silence obstiné, se pose en victime elle aussi du pouvoir nazi, et n’épargne rien ni personne. Il dénonce les discours victimaires (dont nous sommes si friands aujourd’hui) et la simple dualité d’un rapport entre le bourreau et les innocents sacrifiés, interroge le rachat, la nature même de ce qui animait les exécuteurs, le sentiment grotesque de la haine, la joie d’appartenir à une communauté, de s’y inscrire et d’acquérir une identité.

Et c’est là toute la vie de Max Schulz qui deviendra bientôt Itzig Finkelstein (on ne sait plus trop dans quel ordre le penser !), cet enivrement de la haine et de l’inconscience, le geste barbare perpétré sans questionnement, presque joyeusement, comme il entreprendra tout le reste de sa vie, jusqu’au paradoxe de devenir un héros juif, cette inversion cauchemardesque et hilarante des identités et des discours qui s’y rattachent, comme une ultime pirouette de la conscience et des remords impossibles, allant jusqu’à poser la question de la responsabilité devant l’Histoire et même Dieu, pour dire simplement, que l’« on a un problème ». Aucune réponse n’est satisfaisante, et seul l’humour, même le plus dérangeant, permet de jeter un regard éclairci sur l’abomination et le monstrueux sans trembler, avec une sorte de lucidité et d’empathie qui, tout en réactivant les traumatismes, permet de vivre avec, d’en apercevoir la complexité, et les dangers terribles que nous courrons à simplifier, ne voir que bons et méchants, et de s’enfermer dans un discours sans en considérer les travers et les déviances. Hilsenrath pousse un cri terrible qui s’achève dans le roulement d’un rire (ou bien est-ce le contraire ?), et nous l’accompagnons, apeurés et goguenards, profondément troublés, jusqu’au bout.

Hugo Pradelle

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