Mettre à plat toute la chaîne de la profession. Entretien avec Thierry Magnier

Article publié dans le n°1180 (01 oct. 2017) de Quinzaines

Auteur, enseignant, éditeur, président du Syndicat national de l’édition, les casquettes qu’a pu porter Thierry Magnier témoignent d’une connaissance intime et vaste du milieu littéraire. Il organise, le 2 octobre 2017, les premières Assises de la littérature de jeunesse à la Bibliothèque nationale de France.
Auteur, enseignant, éditeur, président du Syndicat national de l’édition, les casquettes qu’a pu porter Thierry Magnier témoignent d’une connaissance intime et vaste du milieu littéraire. Il organise, le 2 octobre 2017, les premières Assises de la littérature de jeunesse à la Bibliothèque nationale de France.

Eddie Breuil : Dans les premières Assises de la littérature de jeunesse, vous avez cherché à convier des représentants de l’ensemble de la chaîne du livre, des auteurs et éditeurs jusqu’aux diffuseurs et libraires.

Thierry Magnier : Je tenais à ce que, dans chacune des tables rondes, soit présent au moins un auteur ou un illustrateur (lequel réaliserait des dessins en direct). Je tiens à ces Assises, car on est méconnu, y compris à l’intérieur de notre profession. Il y a de vieilles querelles entre libraire et diffuseur, entre auteur et éditeur. L’idée était de mettre à plat toute la chaîne de la profession, du début (auteur) à la fin (lecteur) pour que nous puissions discuter sur les problématiques. Bien sûr, il faudra approfondir, mais il était nécessaire de pouvoir balayer, de façon pédagogique, les sujets.

EB : L’une des tables rondes porte sur « création et prise de risque ». Ce mot, « risqué », revient d’ailleurs souvent dans vos textes.

TM : J’y tiens beaucoup. Le métier d’éditeur, comme celui d’auteur, c’est risqué ! Que ce soit en littérature « jeunesse » ou « adulte », prendre un risque ce n’est pas rien, c’est politique ! Quelqu’un qui ne prend pas de risque n’est pas un vrai créateur. Il faut se mouiller, sinon, on fait un produit aseptisé, du marketing. Je n’ai rien contre, mais ce n’est pas mon propos…

Le risque, c’est prendre des initiatives en étant force de proposition. Ce n’est pas forcément un combat. Je ne suis pas dans la provocation. Je veux étonner, oui, mais faire découvrir avant tout. Le mot « partage » revient souvent aussi dans mes discours, comme « risque », et « rencontre ». Si l’on prend un risque pour faire un bouquin, c’est pour pouvoir le partager au maximum, même si l’on n’est pas d’accord. Ensuite, la rencontre est importante dans toute la vie d’un livre : rencontre d’un enfant avec un livre, d’un enfant avec un auteur, c’est la rencontre d’une personne avec une autre, comme seule façon de s’enrichir, dans un esprit d’ouverture. Dans mes propositions éditoriales, je défends ces idées d’ouverture. Je dis toujours que je n’aime pas entendre les enfants s’écrier : « J’aime pas les épinards ! » ; ils doivent pouvoir argumenter, dire « parce que ». C’est comme ça qu’on peut se forger, réfléchir, avancer, et bâtir une société moins imbécile.

EB : Les divers prétextes à la lecture ou plutôt à l’acquisition de livres (Salons du livre, Noël, prix littéraires) vous semblent-ils efficaces ?

TM : Bien sûr, il s’agit de prétextes. Si j’ai voulu créer le prix Vendredi, c’est parce qu’il n’existe pas de prix nationaux de littérature pour adolescents ; c’est une première en France. Car il y a de vrais auteurs ! J’avais envie que ça tombe au même moment que les autres grands prix littéraires. J’en ai marre que les livres pour enfants n’existent qu’au moment du Salon de Montreuil et à Noël. Si l’on peut faire un prix où l’on parlera vraiment de littérature, les médias porteront alors peut-être un regard différent…

EB : S’il y a une relative reconnaissance universitaire de la littérature de jeunesse aujourd’hui, pourquoi a-t-on le sentiment qu’une distinction existe entre deux littératures ?

TM : Pour moi, il n’y a pas deux littératures. Il est aussi difficile d’écrire pour des enfants que pour des adultes, d’écrire court et concis, et intelligemment. Certains universitaires s’y intéressent, mais il y a encore du boulot. Pourquoi cette résistance ? Parce que c’est quelque chose d’enfantin. L’homme lui-même, qui est carrément amnésique, a du mal à parler de son passé. Et la littérature de jeunesse est forcément vue comme primaire. Ce qu’ils n’ont pas compris, c’est que ce sont des adultes qui écrivent, pas des enfants ! Il faut faire comprendre aux adultes qu’ils ont été dans cette période, et qu’ils ne supportaient pas qu’on les traite comme inférieurs.

Même à l’intérieur d’une maison d’édition, chez Gallimard, Actes Sud, Albin Michel, dans les départements « jeunesse », on ne parle pas comme on parle dans les départements « adulte », on est plus à l’aise. C’est très étrange… Or, dans l’économie du livre, la littérature de jeunesse, ce n’est pas rien ! On a connu ce clivage avec le polar, la BD, et on a mis du temps pour que ces genres littéraires aient droit à une reconnaissance.

EB : La plupart des éditeurs ont une collection « jeunesse ». Chez vous, c’est une collection « adulte ».

TM : De temps en temps, je fais des livres pour adultes. Un éditeur ne trie pas forcément entre « jeunesse » et « adulte » : quand un auteur (comme Marie Desplechin) me donne des textes intéressants, je trouve dommage de les laisser à l’abandon.

EB : Beaucoup de vos publications se focalisent sur la construction de l’individu et sur les difficultés auxquelles il fait face.

TM : J’aurais du mal à définir une politique éditoriale, car une vraie politique doit être changeante, en perpétuelle évolution. J’ai donné des cours à Clermont-Ferrand et, avec mes étudiants, j’avance, et je me demande ce que je veux transmettre et partager ; et ça évolue en fonction de ce que je vis. Certains livres que j’ai faits il y a vingt ans, je ne les publierais plus aujourd’hui. On doit pouvoir toujours se remettre en question. Quand on veut faire un livre, il faut se demander quelle est sa légitimité. Est-ce qu’on fait un livre de plus (un truc mou), ou est-ce qu’on fait un vrai livre ? La politique éditoriale évolue de cette manière.

EB : Plusieurs de vos publications ont suscité des réactions d’ordre moral. Est-ce que la littérature est un bouc émissaire pour ces thèmes que certains se refusent à évoquer ?

TM : Les polémiques, j’en essuie régulièrement. Et je les assume. Je défends, bec et ongles, les auteurs et les livres que j’édite, parce que j’ai cette responsabilité. Le problème est que, dès qu’on parle de littérature « jeunesse », on ne parle pas d’une œuvre mais d’une thématique. Ernaux, Modiano et Duras – trois auteurs que j’adore – ont chacun à peu près la même thématique qui revient. Mais est-ce qu’à un moment un journaliste va parler de leur thématique ? Non, on va parler de leur écriture, de la façon dont ils traitent d’un sujet, mais pas de la thématique. Mais en jeunesse, c’est systématique. À partir du moment où l’on réduit un livre à une thématique, on réduit complètement l’œuvre, et on en fait un livre pédagogique, didactique. Et il ne faut pas le réduire à cela. Quant aux polémiques, elles ne viennent pas des enfants. Si un enfant est choqué, il ne lit pas ce livre. L’adulte oublie qu’il a été enfant et ado, et donc il croit savoir ce qui est bon ou pas pour un enfant. Je ne sais pas ce qui est bon ou mauvais. Ce que je sais, c’est que je suis force de proposition.

Eddie Breuil

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