Livre du même auteur

Monnaie de singe

Article publié dans le n°1004 (01 déc. 2009) de Quinzaines

Abû Alâ Al-Ma’arri est l’un des plus grands noms de la poésie arabe classique. Né en 979, dans la province d’Alep en Syrie, il perd la vue à l’âge de quatre ans. Si ses premiers textes sont marqués au sceau d’un genre traditionnel, le panégyrique, bien vite, il renonce à « vendre » sa poésie en louant des émirs ou des dignitaires qu’il méprise.
Ma’Arri
Les impératifs
Abû Alâ Al-Ma’arri est l’un des plus grands noms de la poésie arabe classique. Né en 979, dans la province d’Alep en Syrie, il perd la vue à l’âge de quatre ans. Si ses premiers textes sont marqués au sceau d’un genre traditionnel, le panégyrique, bien vite, il renonce à « vendre » sa poésie en louant des émirs ou des dignitaires qu’il méprise.

Parti à Bagdad, alors prestigieuse capitale du savoir, chercher la gloire et la fortune, il en revient déçu, désormais convaincu que l’humanité ne vaut pas grand-chose. Il se retire du monde, compose des textes où il accable de traits vengeurs les théologiens avec une verve anticléricale qui ne le cède en rien aux morceaux les plus inspirés des libres-penseurs. C’est pourquoi la traduction d’un tel poète, en l’état présent des choses, ne peut que retenir l’attention.

Une opinion communément reçue veut que la traduction des textes poétiques soit une épreuve redoutable. Cependant, si elle comporte de sérieux obstacles, on se la représente aussi comme un défi digne d’être relevé. « L’obligation que je m’étais imposée de ne rien éliminer du texte et la nécessité où me mettait notre langue de rendre les mots composés par de lourdes périphrases ont à tel point surchargé ma traduction et ralenti son allure qu’elle ne garde rien de cette aisance vigoureuse qui fait le plus grand charme du style homérique » avoue Paul Mazon. Nécessité faisant loi, il est admis qu’on peut  sacrifier l’élégance à l’exactitude. Tout traducteur étant naturellement contraint de trancher, il faut que les choix effectués soient judicieux et surtout conformes, sinon à la lettre, du moins à l’esprit du texte original. Encore faut-il que cet original ait été dûment établi selon les critères scientifiques en vigueur.

On peut de prime abord remarquer que les poèmes sélectionnés, publiés par Dâr Sadir, ne proviennent pas d’une édition critique  livrant un texte sûr. Le travail des érudits ne consiste pas seulement à colliger les différents manuscrits ou les versions d’un texte, il réside aussi dans l’obligation de choisir, entre nombre de variantes, celles qui présentent les garanties de l’authenticité. Depuis la Renaissance, il est d’usage, dans l’établissement des textes, que l’érudit pratique un interventionnisme a minima. Quand il s’agit d’Al-Ma’ari (979-1058), auteur relativement ancien, il faut d’abord recueillir tous les manuscrits disponibles et ensuite retenir les bonnes leçons, sans quoi on risque de ne pas lire l’auteur mais tel ou tel de ses épigones, voire tout à fait autre chose. Certes, tout traducteur ne peut être érudit, mais, dans ce cas, il fallait préférer une édition critique. Il est, de surcroît, aisé de déceler dans cette version d’Al-Ma’arri une certaine propension à la détestable érudition. Celle qui couvre la voix de l’auteur de spéculations philosophiques bruissant de savantes références  qui n’éclairent que fort peu le texte. Un tel musèlement trouve son expression concrète dans la différence de la quantité des pages concédées à l’auteur et de celles que se sont réservées les traducteurs, 75 pages de poèmes originaux pour 179 pages se distribuant entre la préface et les commentaires.

Au reste, l’option d’une traduction versifiée se révèle problématique. Sauf exception, elle comporte plus d’inconvénients que d’avantages. Elle oblige à une sorte de gymnastique qui conduit progressivement à s’écarter du sens des vers. De surcroît, elle implique un présupposé dont les progrès de la linguistique ont fait justice. Quel présupposé ? Celui qui consiste à croire qu’il y aurait une Idée platonicienne de la poésie, du rythme, de la prosodie, indifférentes à la pluralité irréductible des langues. On le voit dans la version de l’Énéide par Delille qui rend le fameux arma virumque cano par « Je chante les combats et ce guerrier pieux ». N’importe quel apprenti latiniste peut remarquer que « pieux » est inutilement rajouté pour des raisons d’ornementation ou en vertu d’une interprétation personnelle.

La vraie fidélité ne consiste pas à s’efforcer d’exprimer toutes les nuances du texte, une vie n’y suffirait pas, à supposer que cela soit possible. Elle est de ne point y glisser des mots ou des expressions, retenus pour leur élégance ou leur beauté, et qui ne s’y trouvent pas. Le traducteur doit se méfier des effets de style, des embellissements superfétatoires qui vont l’entraîner loin de la fidélité  au moment même où il proclame, la main sur le cœur, qu’elle est son permanent souci.

« Notre idéal a été d’une fidélité exigeante : fidélité au texte, mais aussi à sa musicalité, fidélité au sens autant qu’à la nuance pas d’enjolivement ni d’ornement supplémentaires ; mais surtout nulle image qui ne soit respectée (…) Chaque expression a été rendue du mieux possible… ». Or, tout linguiste sait de science certaine qu’il est rarissime que, d’une langue à l’autre, fussent-elles proches, le sens de deux mots, de deux expressions, de deux formules puissent être identiques. Il est encore plus improbable qu’ils aient les mêmes connotations, comportent les mêmes implications, sécrètent  les mêmes sous-entendus ou éveillent les mêmes échos. Que dire du français et de l’arabe qui sont aussi dissemblables que deux langues puissent l’être ?

La revendication de fidélité proclamée par les traducteurs est à l’évidence un slogan creux et sonore. D’abord le choix de la rime les conduit au délayage. C’est ainsi quatre vers français sont nécessaires pour rendre un vers arabe. De plus, les traducteurs chargent d’implications ou de connotations chrétiennes les vers d’Al-Ma’arri qui est, rappelons-le, de culture musulmane. Dans « J’ai l’âme incarcérée au fond d’un corps infect », il est peu probable que le poète renvoie à l’idée d’une chair coupable. Il semble qu’il faille y lire davantage une référence à la tradition platonicienne, qui lui arrive par Avicenne et son Poème de l’âme, à qui il aurait emprunté l’idée du corps-tombeau (sêma-sôma). Dans d’autres cas, on peut se demander si les traducteurs maîtrisent les nuances de la langue française, car il y a bien de la différence entre « lumière » et « lueur ». Or, le terme utilisé par al-Ma’arri est Nûr. Il n’est certes pas indifférent d’observer que Nûr est le titre d’une sourate du Coran dont l’incipit est « Dieu est la lumière des cieux et de la terre ». Dans le vers « ce monde est un amas miroitant d’eaux cruelles » Ni « miroitant » ni « cruelles » ne figurent dans le texte. Quand on rend « khibra » (expérience) par « conscience », le lecteur  reste perplexe. En outre, la traduction fourmille d’inexactitudes et les translateurs attribuent à l’auteur des vers qu’il n’a jamais écrits : alors que dans le texte original, il s’agit d’une interrogation « à propos d’une mauvaise nouvelle », la version propose : « Que nul ne songe à déterrer ma vie abjecte » (sic) De tels procédés conduisent forcément à répandre de la fausse monnaie d’autant qu’en affublant le bédouin Al-Ma’arri du style d’un poète gentilhomme de Louis XIV, on se livre à un travestissement dont le ridicule le dispute à la supercherie.

À la manière dont l’entreprise a été conduite, on voit mal comment elle aurait pu éviter la déroute. C’est un métier que de faire une traduction et, en l’espèce, il y a loin de la coupe aux lèvres.

Omar Merzoug