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Origo et mixta de la Rome antique

Article publié dans le n°1041 (01 juil. 2011) de Quinzaines

 L’irritation causée par les pénibles débats autour de « l’identité nationale » de la France a sans doute contribué à inspirer ce livre érudit sur la Rome antique, œuvre de l’historienne et latiniste Florence Dupont. Citoyens, indigènes, aborigènes, autochtones, ces notions nées dans l’Antiquité classique s’y trouvent éclairées d’un jour nouveau, rendues à leur complexité. Aussi ne s’agit-il pas que d’un livre pour spécialistes.
Florence Dupont
Rome, la ville sans origine
 L’irritation causée par les pénibles débats autour de « l’identité nationale » de la France a sans doute contribué à inspirer ce livre érudit sur la Rome antique, œuvre de l’historienne et latiniste Florence Dupont. Citoyens, indigènes, aborigènes, autochtones, ces notions nées dans l’Antiquité classique s’y trouvent éclairées d’un jour nouveau, rendues à leur complexité. Aussi ne s’agit-il pas que d’un livre pour spécialistes.

« Rome était une ville ouverte, toujours inachevée, à la différence de la cité grecque qui dès sa fondation était complète et autosuffisante. » À la suite de l’historien du droit romain Yan Thomas (« Origine » et « commune patrie », Étude de droit public romain, École française de Rome, 1996), elle met au centre de sa compréhension de la citoyenneté romaine la notion d’origo, qui ne renvoie ni à une origine ethnique ni même à un lieu de résidence, mais à une procédure juridique consistant « à attribuer à tous les citoyens une origo, un “lieu d’ancrage” dans l’imperium. Son origo le rattachait à une ville, colonie ou municipe dont les citoyens avaient reçu collectivement le droit de cité romaine… Tout Romain était ainsi à la fois citoyen de Rome et citoyen de la ville qui était son origo, même s’il pouvait n’avoir jamais habité ni dans l’une ni dans l’autre… C’est en tant que citoyens de villes grecques, gauloises ou palestiniennes avec leurs propres institutions municipales que ces Gaulois, Grecs, Égyptiens ou Juifs sont romains. » Est-ce à dire qu’elle plaide pour la reconstitution d’un Empire universel, voire d’une cité à vocation impériale ? Certes pas. Mais certaines de ses phrases, nées de l’examen des faits romains, en l’occurrence d’une analyse par le Grec Denys d’Halicarnasse des Antiquités romaines, donnent à penser : « Nous avons aujourd’hui l’habitude de penser que les peuples existent d’abord indépendamment les uns des autres avant de se rencontrer et de s’influencer… Comme si l’identité devait être première et essentielle, comme si elle ne pouvait pas être seconde et contingente. »

Fidèle à son orientation « anthropologique », elle ne part pas des textes littéraires, mais des pratiques rituelles ou juridiques, quitte à revenir ensuite aux textes, on le verra. C’est ainsi qu’elle rencontre une première fois le Troyen Énée, lors du pèlerinage annuel des deux consuls romains à la petite ville de Lavinium, à « trois heures de cheval » de Rome, venus sacrifier aux Pénates du Peuple romain, à savoir les dieux qu’Énée est censé avoir emportés de Troie lors de son incendie. À l’origine de la Ville, donc, un Troyen venu en un temps « d’avant même celui de la fondation de Rome, le temps de Romulus ». Toute la suite du livre, consacrée à une lecture minutieuse d’épisodes de l’Énéide, l’épopée commandée par l’Empereur Auguste à Virgile pour légitimer son pouvoir sur Rome et sur le monde, va montrer comment le poète, à partir de son modèle avoué, l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, construit le récit d’un peuple et d’une cité fondés par un étranger, un Troyen rescapé de l’incendie de sa ville par les Achéens, avec quelques compagnons : « Réduite à sa partie masculine, la troupe qui débarquera en Italie ne pourra pas fonder de cité sans s’allier aux peuples alentour. Énée a voué sa future ville au mélange. Aucune Troie nouvelle n’est plus possible sans métissage. » Car Rome est, entre autres, une nouvelle Troie. Romains, Latins, Italiens (car les Romains parlent latin et vivent en Italie) : il faut donc aussi raconter une archéologie du Latium, telle que l’Arcadien Évandre la raconte à Énée : « En ces bois habitaient les Faunes et les Nymphes indigènes, / ainsi qu’une population d’hommes nés du tronc de chênes durs… Saturne rassembla cette population ignorante et dispersée dans les montagnes / et lui donna des lois. Il choisit d’appeler ces bords Latium… » (Énéide, chant VIII).

Florence Dupont montre très bien comment Virgile « mélange toutes les époques et toutes les références », et comment sa vision orientée d’une Rome « métissée » (mixta) « repose uniquement sur une idéologie de la fondation et élimine la notion d’origo ». Là encore, de beaux passages tentent de nous ramener à la raison : « La modernité dramatise avec passion ce qu’elle appelle des différences ethniques ou culturelles car elles seraient l’être d’un individu… Pour les Romains, ce sont au plus des curiosités, les variantes d’un bios commun qui ne touchent pas à une identité essentielle. »

Lire Virgile… Commentant le récit d’une course navale au chant V, dont elle éclaire les références diverses, Florence Dupont écrit non sans emportement : « le lecteur romain contemporain de Virgile est le seul destinataire possible [je souligne], et cela dans le temps de sa lecture, d’une succession d’images verbales ancrées dans Homère et dans la Rome contemporaine ». Autant dire que la culture littéraire, qui suppose que les œuvres écrites du passé ne nous parviennent pas seulement comme des épaves rescapées d’un naufrage, mais qu’elles nous parlent, ou à certains d’entre nous ; et que leurs auteurs ne visaient pas que leurs contemporains, autant dire que cette culture non seulement nous tromperait mais ferait obstacle à notre connaissance du passé. Paradoxe, voire contradiction de cette position, qui veut éclairer ces textes à la lumière des pratiques des hommes d’autrefois, pour nous faire mesurer combien ils nous sont étrangers. Cependant ils nous intéressent (ne serait-ce qu’à partir de travaux comme celui-là). Bien plus, ils nous émeuvent et nous enchantent, et elle-même en reconnaît quelquefois, rarement il est vrai, la beauté, qui lui importe moins que sa précise et utile démonstration. Pourtant, quand elle revient à l’épisode du chant III, où Énée retrouve ses compatriotes troyens Hélénus, fils de Priam, et Andromaque, veuve d’Hector, qui au bord d’un faux Simoïs (falsi Simoentis ad undam) célèbrent le héros mort, « aussi dérisoires et minuscules que cette maquette [cette traduction est une trouvaille] de Troie qu’ils ont fabriquée – “Je m’avance, et je reconnais une petite Troie, une Pergame, faite sur le modèle de la grande, et un ruisseau à sec, dénommé Xanthe” » – comment ne pas penser à l’écho que Baudelaire a donné à ces vers, sûrement pas pour faire du néo-classique ou du kitsch, mais pour célébrer, inspiré par Virgile, la beauté qui survit dans le Paris remodelé du Second Empire : « Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve, / Pauvre et triste miroir où jadis resplendit / L’immense majesté de vos douleurs de veuve, / Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit, / A fécondé soudain ma mémoire fertile…» (« Le Cygne »). J’ai du mal à croire que Virgile, aussi « romain » et étranger à nos mœurs et façons de faire qu’on voudra, mais adressant aussi ses vers à un lecteur inconnu, à venir, ait été étranger à cette ambition intemporelle et quasi désespérée de la poésie.

Pierre Pachet

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