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Parler de Chopin

Article publié dans le n°1034 (16 mars 2011) de Quinzaines

 Voici quelques jalons du parcours amoureux de Pierre Brunel dans l’œuvre et l’univers de Chopin : une anthologie de dix pièces, chacune faisant l’objet d’un chapitre et permettant selon l’auteur « de rayonner sur l’ensemble où elle vient s’insérer ».
Pierre Brunel
Aimer Chopin
 Voici quelques jalons du parcours amoureux de Pierre Brunel dans l’œuvre et l’univers de Chopin : une anthologie de dix pièces, chacune faisant l’objet d’un chapitre et permettant selon l’auteur « de rayonner sur l’ensemble où elle vient s’insérer ».

À moins d’être déjà ferré sur Chopin, il faut pour bien apprécier ce livre avoir à portée de main les partitions ou les enregistrements des œuvres dont nous parle Pierre Brunel. Il en parle sur un ton personnel qui fait le charme de l’ouvrage.

Toutes ces œuvres portent un titre « littéraire », dû ou non au compositeur, qu’il s’agisse d’un « sobriquet » (Valse « de l’adieu », Sonate « funèbre ») ou d’un terme qui échappe à une nomenclature purement musicale (« Barcarolle », « Berceuse »). Les titres en musique ont-ils un pouvoir d’évocation ou seulement de désignation ? Ils rendent les œuvres plus aisément identifiables ; pour échanger entre mélomanes, il est plus facile de citer, par exemple, la Valse « de l’adieu » que l’op. 69 n° 1. Un récent coffret de CD réunit ainsi parmi les symphonies de Haydn celles qui ont en commun de porter un titre. Parfois, les titres ne font que désigner, comme un nom propre désigne une personne : en pensant à un certain M. Boulanger, par exemple, on ne songe pas en général au métier auquel, dans un autre contexte, ce nom renvoie. De la même façon, certains titres sont tellement extérieurs aux œuvres auxquelles ils sont accolés qu’ils se bornent à les dénoter, sans qu’une connotation particulière s’y ajoute ; la chute d’un chandelier qui ne fit pas de victime dans l’assistance est à l’origine du titre de Miracle donné à une symphonie de Haydn !

Les titres des œuvres retenues par Pierre Brunel sont tout de même moins anecdotiques, encore que leur lien avec la musique ne soit pas toujours manifeste. Prenons la Valse de l’adieu. Si des éléments biographiques peuvent expliquer ce titre, celui-ci a cependant une signification trop précise pour que la musique puisse l’assumer. Aussi Pierre Brunel y entend-il plutôt une valse du secret et de la tendresse : c’est moins narratif, donc plus musical.

Quant au Prélude de la goutte d’eau (un autre titre apocryphe), la répétition obsédante d’une note (la bémol ou sol dièse, c’est la même touche sur le piano) jointe à un épisode climatique de la vie de Chopin lui a valu ce titre, prison presque aussi terrible que la goutte d’eau en question (il serait dommage également d’enfermer l’op. 64 n° 1, appelé aussi « Valse-minute », dans le tournoiement d’un petit chien poursuivant sa queue !).

À propos de la Sonate funèbre (pourvue de cette « Marche funèbre » que les dessins animés ne manquent jamais d’associer au moindre trépas), Pierre Brunel récuse l’idée selon laquelle le génie de Chopin serait incompatible avec le genre de la sonate. Pour Brunel, le principe « cyclique » de composition, qui veut que les différentes parties d’une œuvre soient unifiées par des éléments communs, est transformé par Chopin dans sa sonate : c’est le « cycle du funèbre » qui fait l’unité (une unité de caractère) des quatre mouvements de l’œuvre, et non leur apparentement proprement thématique.

Jankélévitch, cité par Brunel, entendait dans la Berceuse une musique « engourdie par un hypnotiseur invisible ». Dans cette page si originale, la main gauche reproduit indéfiniment la même mesure. Au-dessus d’elle, l’écriture ornementale de la main droite ne cesse de varier les figures rythmiques et mélodiques, en une ribambelle de notes que l’interprète doit jouer sans donner l’impression d’aucune hâte : l’hypnotiseur, c’est le motif sempiternel de la basse, et sa proie l’ondulation toujours changeante de l’aigu.

On oppose parfois à la Berceuse la Barcarolle, autre pièce de la maturité comme on dit. Pourtant, la Barcarolle a elle aussi quelque chose d’immobile ou plutôt (les gondoles vénitiennes que suggère son titre l’expliquent pour une part) quelque chose de « l’uniformité du mouvement continu » qui berçait Rousseau dans sa merveilleuse Cinquième Rêverie du promeneur solitaire. C’est une œuvre lyrique, mais qu’une certaine réserve empêche de s’extérioriser tout à fait. Du coup, elle est moins immédiatement séductrice que d’autres grandes pièces, la Première Ballade par exemple. En l’entendant se dérouler la première fois, on peut avoir l’impression qu’elle prélude à quelque chose qui ne vient pas ; elle ne prélude en réalité qu’à notre désir de la réécouter. L’aimer, c’est aimer son caractère suspensif, sa beauté réside dans ce qu’elle peut avoir d’indéterminé (un peu comme lorsque nous considérons une existence qui s’est achevée ; nous en attendions autre chose et maintenant nous la regardons avec émotion). Plus que jamais ennemi de toute rhétorique, Chopin dans la Barcarolle retient sans cesse le déploiement qu’on attendrait en recourant à des procédés d’écriture particuliers : insistance sur l’harmonie de dominante (qui classiquement appellerait une résolution moins tardive), usage de « pédales » de tonique (la note fondamentale de la tonalité est longuement répétée à la basse, qu’elle appartienne ou non aux accords successifs qui lui sont superposés), permanence de certaines formules d’accompagnement, etc. Par une sorte de compensation ironique, les derniers intervalles (quartes ascendantes) sont d’un conclusif presque trivial. Dans l’histoire de la musique, et indépendamment de toute référence aquatique, la Barcarolle n’est pas la seule œuvre qui soit essentiellement suspensive. On peut citer le premier mouvement de la Sonate pastorale pour piano de Beethoven ou, plus près de nous, le Cinquième Quatuor de Dusapin, où le compositeur semble vouloir nous ramener sans cesse au même noyau d’incertitude. Nietzsche a célébré le côté solaire de la Barcarolle, mais comme le remarque Pierre Brunel il y a autre chose en elle : cette intensité interrogative et un peu douloureuse qui caractérise assez bien la vie (quand, somme toute, elle est heureuse). Que reste-t-il encore de l’idée de « barcarolle » dans cette œuvre ? Le balancement du rythme ternaire. Mais la lumière et l’italianité dont on parle toujours à son sujet proviennent davantage de son titre que de la musique elle-même.

Pierre Brunel oscille entre son souci de ne pas faire trop de « littérature » à propos de la musique et l’affection qu’il conserve pour tous ces titres (« ces titres font un peu partie de ma vie intérieure »), affection qu’il ne peut complètement séparer de son désir de parler de Chopin, de parler de musique, malgré la difficulté qu’il reconnaît à l’entreprise.

Parler de musique... On pourrait peut-être risquer une analogie. Le langage et la musique sont dans le même rapport que le monde des humains et la mer : incommensurables l’un à l’autre. Mais les mots essaient désespérément de pénétrer le langage musical, de même que nous bravons l’infranchissable en jetant dans la mer nos corps et nos navires.

Thierry Laisney

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