Penser la femme en philosophe. Entretien avec Catherine Malabou

Article publié dans le n°1007 (16 janv. 2010) de Quinzaines

 « En quoi et dans quelle mesure le féminin fait-il sens pour la pensée philosophique ? Que peut signifier penser philosophiquement aujourd’hui la condition de la femme ? » En posant ces questions dans Changer de différence (Galilée, 2009) Catherine Malabou dresse un bilan critique d’un certain féminisme dans un entretien exclusif accordé à La Quinzaine littéraire.
Catherine Malabou
Changer de différence, le féminin et la question philosophique
 « En quoi et dans quelle mesure le féminin fait-il sens pour la pensée philosophique ? Que peut signifier penser philosophiquement aujourd’hui la condition de la femme ? » En posant ces questions dans Changer de différence (Galilée, 2009) Catherine Malabou dresse un bilan critique d’un certain féminisme dans un entretien exclusif accordé à La Quinzaine littéraire.

Omar Merzoug – Avant d’en venir au cœur de votre ouvrage, j’aimerais vous poser une question préalable, comment jugez-vous la situation des femmes dans le monde occidental après quelque cinquante ans de combats féministes ?

Catherine Malabou – Cette question est vraiment urgente et c’est pour cela que j’ai écrit ce livre, car à mon sens il n’y a eu pratiquement aucun progrès. Il n’y a eu quelques avancées que dans ce que Marx appelle « la société civile bourgeoise » des pays riches, mais même dans nos sociétés occidentales, les violences infligées aux femmes non seulement n’ont pas diminué mais se sont accrues. J’en veux pour preuve la création toute récente de sections spéciales femmes battues dans les commissariats. Non vraiment, après cinquante ans de combat, la situation est toujours dramatique. En France métropolitaine en moyenne, une femme meurt tous les quatre jours sous les coups de son conjoint.

O. M. – La situation que vous décrivez est très problématique parce que ça voudrait dire que le féminisme a échoué.

C. M. – Il y a là une difficulté. Ce n’est pas à proprement parler le féminisme qui a échoué, mais il faut bien constater qu’il y a plusieurs féminismes, ce qui crée de la division et a des effets à la fois heureux et malheureux. Un premier féminisme, depuis deux cents ans maintenant, apparaît obsolète au nom de son « essentialisation de la femme ». Les féministes ont travaillé sur une « entité » qui était dépourvue d’existence, « LA » femme. Un féminisme plus récent, appelé souvent « post-féminisme », qui ne repose plus sur la recherche d’une « essence féminine », définit une plasticité et une mobilité des genres qui interdit qu’on les substantialise. Il n’y aurait donc pas quelque chose comme « le » féminin. Ce remaniement a des effets bénéfiques, car il remet en cause la série de normes idéologiques sur lesquelles repose toute définition d’essence. Il montre par exemple que le féminin défini par le féminisme traditionnel est le plus souvent pensé à partir de la matrice hétérosexuelle. Mais en même temps, ce qui est dangereux, c’est que si l’on accuse, légitimement peut-être, le féminisme traditionnel d’avoir travaillé sur un mauvais objet, on élude du même coup la femme parce qu’on ne parvient pas à la définir. On perd de vue du même coup le problème de la violence faite aux femmes, qui ne peut ni ne doit se confondre avec une autre. Pour moi, le post-féminisme est certes un progrès théorique, il n’y pas de « sexe » naturel, prédéterminé, prédestiné. Mais si on dit que la femme n’existe pas, n’est-ce pas une nouvelle violence qu’on inflige au sujet empirique communément appelé « femme » ? Quand une femme est battue, ou subit des violences, ça n’est pas une essence, mais un corps réel qui souffre, c’est une personne et c’est un corps féminin.

O. M. – Vous consacrez tout un chapitre au sens du féminin. En quoi le féminin est-il une question ou en quoi pose-t-il problème au philosophe ?

C. M. – Il pose un problème au philosophe parce que le féminin a toujours été évincé de l’universel et de la catégorie de sujet en général. Nous sommes devant ce paradoxe où la philosophie a pensé un sujet universel qui exclut les femmes. Une femme qui veut accéder à la subjectivité doit pour cela se défaire de ses caractéristiques prétendument spécifiques. Lesquelles ? Rousseau donne une réponse éloquente et un excellent exemple : « j’écris deux types d’ouvrages », dit-il. « J’écris des livres pour les hommes, c’est le Contrat social, et des livres pour les femmes, ce sont mes romans. » En fait la caractéristique essentielle de la femme, c’est la littérature. La femme n’est sensible qu’au récit et n’entend pas le concept. En même temps, comme je viens de le dire, si l’on refuse comme on le fait aujourd’hui dans certains milieux toute spécificité à la femme, on ne peut paradoxalement réfuter l’abus de spécificité (littérature, émotion, empirisme) que la métaphysique traditionnelle lui confère. Dire « la femme n’est pas une essence » revient encore à dire « la femme n’est pas un sujet ».

O. M. – La femme serait assimilable à un enfant alors ?

C. M. – C’est pire en fait. Parce qu’un enfant n’a pas encore atteint l’âge de raison, mais lorsqu’il l’aura atteint, si c’est un garçon, il deviendra un sujet de plein droit. La femme peut entendre la raison à condition que cette dernière soit emmaillotée dans une histoire, il faut passer par les affects. Ce qui fait sens pour le féminin, selon la tradition philosophique, est toujours pris dans le pathos, une sorte d’enfance éternelle du cœur.

O. M. – Si, pour Rousseau, on peut à la rigueur admettre ou comprendre que tel ait pu être sa conception de la femme, mais pour Freud, c’est plus problématique de continuer à penser une essence vide. Je songe notamment à son texte sur la féminité où il dit qu’après plus de trente ans, il ne comprend pas ce qu’elles veulent.

C. M. – Il est certain qu’avec Freud on assiste à un certain progrès. Mais n’oublions pas ces paroles de Lacan : « L’homme conçoit, la femme engendre. »

O. M. – Les penseurs et les philosophes auraient donc creusé le même sillon…

C. M. – Ils ont exactement creusé le même sillon, un sillon que Derrida le premier a appelé le « phallogocentrisme ». C’est quelque chose qui n’est pas seulement le machisme et le pouvoir du phallus, mais bien les soubassements idéologiques non questionnés de toute l’histoire de la pensée, la logique, la démonstration, les catégories, etc. Simone de Beauvoir l’a très fortement montré. Mais encore une fois, ce que les post-féministes ont reproché à cette première vague de critiques, c’est que des femmes comme Beauvoir, Irigaray ou Wittig n’auraient pu dénoncer le « phallogocentrisme » qu’en essentialisant la femme, ne serait-ce que sous la forme du sujet exclu ou barré.

O. M. – C’est un reproche très curieux, car l’ontologie sartrienne dont Simone de Beauvoir est comptable, professe que l’homme au sens générique du terme n’est pas, mais se fait. 

C. M. – Vous avez raison, c’est le paradoxe. Mais c’est très pervers, car lorsqu’elle écrit : « On ne naît pas femme, on le devient », elle transforme en un sens ce devenir en une condition, un destin, donc en quelque chose comme une essence. Qu’est-ce qu’une femme ? Une femme, c’est ce qui devient femme. Les post-féministes soutiennent que nous sommes pas femmes mais que nous ne le devenons pas non plus. Que la féminité est quelque chose qui circule, qui est plus de l’ordre du flux, des multiplicités, que d’une catégorie ontologique comme celle du devenir

O. M. – La féminité serait deleuzienne…

C. M. – Exactement, c’est deleuzien, et même foucaldien, une question d’assujettissement, de micro-pouvoirs, de devenirs au pluriel.

O. M. – Vous écrivez : « Acceptons de penser sous le nom de femme une essence vide mais résistante. » Pourquoi vide et résistante à qui, à quoi ?

C. M. – Je crois que si l’on essentialise la femme, on retrouve à tous les coups c’est vrai une définition traditionnelle du féminin (une définition qui prend sens pour une large part dans l’horizon limité du rapport à l’homme). En même temps, si on la vide de son essence, on la nie. Ce que j’essaie de trouver est une position intermédiaire entre féminisme et post-féminisme qui permette de les dépasser tous les deux. Je pense qu’on peut affirmer une certaine spécificité du féminin sans être forcément pris dans la matrice hétérosexuelle, mais sans la dissoudre non plus nécessairement dans la matrice queer. Comment penser la violence faite aux femmes si l’on interdit de penser le féminin ?

O. M. – Quel rôle joue la grammatologie dans cette approche philosophique du sens du féminin ?

C. M. – Mon livre Changer de différence est aussi un livre sur « ce que c’est pour une femme que de faire de la philosophie ». Être femme philosophe n’a pas de sens, parce qu’il n’existe pas de questions philosophiques que les femmes pourraient mettre au jour comme questions féminines. La philosophie est le néant de la femme. Les femmes peuvent peut-être alors montrer comment ce néant menace les soubassements de toute théorie philosophique. Une théorie qui s’élabore sur des ruines ne peut que s’écrouler. La femme, dès lors, ne pose pas de questions mais pose des problèmes en secouant les édifices minés.

O. M. – Une empêcheuse de penser en rond ?

C. M. – Oui. Même la déconstruction, qui se déploie comme une émancipation en proposant de penser l’écriture comme la féminité du sens, réprimée par la parole qui elle est masculine, est encore prise dans la tradition qu’elle dénonce. La femme est très présente et en même temps très niée chez Derrida. Il faut oser le dire. Une empêcheuse de penser en rond, c’est une empêcheuse de déconstruire en rond.

O. M. – Est-ce qu’à vos yeux il existe une écriture spécifiquement féminine en littérature ?

C. M. – En littérature oui, mais en philosophie non. Le discours philosophique ne peut en rien se laisser approprier par les femmes sauf sur le mode du simulacre comme l’a montré Luce Irigaray. Il n’y a pas de philosophie féminine. En revanche, il y a une invention de la féminité plus convaincante en littérature. Je pense à Duras surtout qui a très bien su montrer, à partir des contraintes dans lesquelles elle a été prise, comment pouvait naître un type de parole qui n’était pas appropriable par qui que ce soit d’autre que par une femme. En philosophie, cela ne s’est jamais fait.

Propos recueillis par Omar Merzoug.
Paraît du même auteur, La Chambre du milieu. De Hegel aux neurosciences, Hermann, 308 p., 30 ..

Omar Merzoug

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