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Penser avec et comme les forêts

Avec « Comment pensent les forêts », l’anthropologue Eduardo Kohn construit un livre décisif, magistralement préfacé par Philippe Descola. Ayant séjourné des années en Équateur, à Ávila, en compagnie des Indiens Runa, Eduardo Kohn délivre, à partir de son expérience sur le terrain, ce que Patrice Maniglier décrit comme une « refondation de la discipline anthropologique ».
Eduardo Kohn
Comment pensent les forêts : Vers une anthropologie au-delà de l'humain
Avec « Comment pensent les forêts », l’anthropologue Eduardo Kohn construit un livre décisif, magistralement préfacé par Philippe Descola. Ayant séjourné des années en Équateur, à Ávila, en compagnie des Indiens Runa, Eduardo Kohn délivre, à partir de son expérience sur le terrain, ce que Patrice Maniglier décrit comme une « refondation de la discipline anthropologique ».

L’affirmation centrale de cet ambitieux essai est condensée dans son titre : les forêts pensent ; les entités sylvestres constituent des ensembles de signes, où humains et non­-humains, hommes et animaux, végétaux, esprits des morts nouent des liens. À la fois récit et traité des formes vivantes de la pensée, Comment pensent les forêts s’ancre dans les travaux des anthropologues et s’appuie sur les systèmes de Philippe Descola, d’Eduardo Viveiros de Castro, de Bruno Latour, pour proposer une interprétation sémiotique du monde élargie aux non­-humains, à savoir une sémiologie transespèces.

Aux côtés des Indiens Runa d’Amazonie, Kohn a fait l’épreuve d’une pensée traversant, sous des guises variées, humains et existants non humains. Loin d’être un privilège anthropocentrique séparant l’homme des autres règnes du cosmos, la pensée est agissante dans le chef des animaux, des plantes, des forêts. La division établie par les Modernes entre sujets pensants, autonomes, « maîtres et possesseurs » d’une nature qu’ils arraisonnent, et objets non humains passifs, vole en éclats. Bruno Latour (dont l’auteur pointe certaines limites) a conféré une autonomie, une agentivité aux non-­humains qui en font des acteurs sociaux, cosmiques, au même titre que les humains. L’essai de Kohn soutient une ligne de continuité reliant l’ensemble des êtres, privant ainsi l’homme de sa prééminence (une continuité que posent également les travaux de Deleuze & Guattari, de Donna Haraway, d’autres tenants du vitalisme…).

C’est en s’appuyant sur les travaux sémiologiques de Pierce, sur sa célèbre distinction entre trois types de signes – icônes, indices et symboles –, qu’Eduardo Kohn met en œuvre ce qu’il appelle une « anthropologie au-delà de l’humain ». À côté des représentations symboliques et linguistiques dont usent les hommes, il existe des représentations iconiques et indicielles que forgent les organismes non humains. Les Runa lui ont montré les relations qu’ils entretiennent avec la forêt, avec les êtres qui y vivent, les animaux, la flore, les esprits des disparus, dévoilant le schème animiste qui régit leurs existences, l’importance dans la vie quotidienne de l’interprétation des rêves, les leurs mais aussi ceux de leurs chiens. « Biophile », comme l’écrit Philippe Descola, Kohn soutient que la pensée traverse les formes du vivant auxquelles elle est consubstantielle. Par son dualisme entre êtres vivants (humains et non­-humains dotés de pensées, de représentations) et êtres non vivants (entités inorganiques dépourvues de pensée), l’anthropologue reconduit un partage qui exclut de la vie, dès lors de la pensée, le règne minéral, les pierres, la montagne, les océans, les objets. En lieu et place de l’opposition humains – non-­humains, il propose le binôme vivants – non-­vivants, lequel trace une nouvelle ligne de démarcation. C’est sur ce nouveau partage, condensé dans la formule « La vie pense, les pierres non1 », que porte la réserve de Philippe Descola ; c’est sur cette exclusion de nombreux êtres, déclarés abiotiques, non vivants, que le système de Kohn se sépare de la pensée animiste des Indiens Runa.

En dépit de cette possible réserve quant à la mise à l’écart des collectifs non vivants, la « biosémiologie » de l’auteur permet de comprendre que les phénomènes d’auto­-organisation non humaine, comme le tamanoir ou l’arbre, se représentent aussi le monde et sont des agents qui transforment leur milieu et qui produisent des effets sur leur environnement. « Ces rencontres avec d’autres sortes d’êtres nous forcent à admettre que voir, se représenter, et peut-être savoir, ou même penser, ne sont pas des affaires exclusivement humaines2. »

La reconnaissance d’une pensée sylvestre induit une autre « écologie des sois », une interaction harmonieuse avec les écosystèmes, les êtres de la nature, qui montre l’interdépendance entre les hommes et le monde. En se privant non seulement de la biodiversité, de la richesse de la Terre, mais aussi du savoir des pensées que les autres existants produisent ; en exterminant la faune et la flore ; en saccageant l’air, les forêts, les océans ; en se rendant coupable d’écocide, l’humain signe à court terme son agonie. Face à la catastrophe écologique en cours qui pèse sur Gaïa et ses organismes, face à la menace d’une démographie galopante qui hypothèque toute radicalité écologique, nous devons prendre position, établir des choix, des priorités, afin de préserver un futur digne d’être vécu. Ne faisant qu’un avec celui en faveur de la liberté de l’homme, le combat en faveur de la condition animale et des écosystèmes peut s’armer des pensées d’Eduardo Kohn afin d’asseoir sa puissance stratégique et de tenter de réenchanter le monde, de relever les défis écologiques.

Rappelons que c’est en Équateur qu’en 2008 la reconnaissance des droits de la nature fut inscrite dans la Constitution : l’idée de considérer des entités naturelles comme des personnes juridiques se voit actée dans la loi. Par­-delà le débat qui divise partisans et opposants à l’attribution d’un statut de personne morale à des formes de vie non humaines, on pointera que l’une des réponses, l’une des issues à apporter à la dévastation produite par l’ère de l’Anthropocène passe par la reconnaissance de droits aux écosystèmes. Saluons à cet égard la décision prise par le Parlement de Nouvelle-Zélande en mars 2017 : la reconnaissance de la rivière Whanganui comme entité vivante dotée de droits. C’est déjà en Nouvelle­-Zélande qu’en 1999 le statut d’être humain avait été élargi aux grands singes. Il reste à faire en sorte que le geste de conférer des droits à la nature soit suivi d’effets réels, se traduise dans les faits, ne demeure pas purement formel. Ce qui est loin d’être le cas, comme l’analyse Eduardo Kohn : « Aussi nobles que puissent sembler les droits de la nature, ils ne font l’objet de quasiment aucune forme d’application légale. En fait, l’Équateur aujourd’hui est marqué par une hausse effrénée de l’activité d’extraction à grande échelle, notamment pour l’exploitation du pétrole et d’autres ressources du sous-sol, ainsi que par des projets hydroélectriques qui visent à convertir la nature non humaine en un vaste réservoir de ressources pour des entreprises trop humaines3. »

Gageons que Comment pensent les forêts figurera aux côtés des grands livres de l’anthropologie : Tristes Tropiques de Claude Lévi­-Strauss ; Les Lances du crépuscule. Avec les Indiens Jivaros de Haute Amazonie de Philippe Descola ; Chronique des Indiens Guayaki de Pierre Clastres ; La Chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomami de Davi Kopenawa et Bruce Albert ; Les Derniers Rois de Thulé. Avec les Esquimaux polaires, face à leur destin de Jean Malaurie, pour n’en citer que quelques­-uns.

Saluons le fabuleux travail éditorial d’Alexandre Laumonier à la tête des éditions Zones sensibles, qui, avec ce volume rythmé par des photographies de toute beauté réalisées par Eduardo Kohn à Avila, livre une fois de plus une pépite qui donne à penser, bien loin de l’échiquier d’un prêt­à­penser asséché, dévitalisé et formaté. 

[ Extraits ]

« Si les pensées sont vivantes et si ce qui vit pense, alors peut-­être le monde vivant est­-il enchanté. Ce que je veux dire, c’est que le monde au­-delà de l’humain n’est pas un monde dénué de sens, auquel les humains donneraient du sens. Au contraire, les intentions-significations – les relations entre moyens et fins, les efforts, buts, telos, intentions, fonctions et la significativité –  émergent dans un monde de pensées vivantes au-­delà de l’humain, selon des voies que n’épuisent pas nos tentatives trop humaines de les définir et  de les contrôler. Plus précisément, les forêts qui entourent Ávila sont animées. Autrement dit, ces forêts abritent d’autres lieux (loci) émergents d’intentions-significations, et qui ne tournent pas nécessairement  autour des humains, ni ne trouvent leur origine en eux. C’est ce que je veux dire quand j’écris que les forêts pensent. C’est vers l’examen de telles pensées que cette anthropologie au-­delà de l’humain se tourne à présent. Si les pensées existent au­-delà de l’humain, alors nous autres humains ne sommes pas les seuls sois dans ce monde. Nous ne sommes pas, autrement dit, les seules sortes de nous. L’animisme, l’enchantement de ces lieux autres qu’humains, est davantage qu’une croyance, une pratique corporée [an embodied practice] ou un faire­valoir pour nos critiques des représentations mécanistiques occidentales de la nature, même si c’est aussi tout cela. Nous ne devrions pas nous contenter, dès lors, de nous demander comment certains humains se trouvent se représenter d’autres êtres et entités comme étant animés ; il nous faut également examiner de manière plus large ce qu’il y a, chez ces derniers, qui fait qu’ils sont animés. »

Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts, p. 109.

« Et si ‟nous” voulons survivre à l’Anthropocène, cette ère indéterminée qui est la nôtre, dans laquelle  le monde au-delà de l’humain est de plus en plus transfiguré par le trop-humain, nous devons cultiver activement ces manières de penser avec et comme les forêts. »

Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts, p. 296.

1. Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain, Zones sensibles, 2017, p. 142.
2. Ibid., p. 19.
3. Ibid., p. 326.

Véronique Bergen

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