Livre du même auteur

Pierres levées

Les titres désarment. Parfois, ils énoncent une évidence ; ils peuvent aussi juxtaposer ce qui habituellement s’exclut pour nous faire rejoindre une réalité singulière dont on ne sait si elle nous enchantera ou produira le chaos. Le titre, Couteau de lumière, nous interroge.
Sylvie-E. Saliceti
Couteau de lumière
Les titres désarment. Parfois, ils énoncent une évidence ; ils peuvent aussi juxtaposer ce qui habituellement s’exclut pour nous faire rejoindre une réalité singulière dont on ne sait si elle nous enchantera ou produira le chaos. Le titre, Couteau de lumière, nous interroge.

D’abord, il faut couper les pages pour les lire : cet acte fonde la lecture, Marc Dugardin y fait allusion dans sa préface, comme si la coupure, et non la suture, faisait émerger les vivants mots qui nous brûleront ou nous ouvriront un monde nouveau. Le paradoxe du titre, emprunté à Christian Bobin (et mis en lumière par la « joie d’abîme » qui lui est contiguë avant la préface), place la vie et la mort à proximité d’un même point.

L’organisation de l’ouvrage en trois « stèles » fait immédiatement surgir, en nous lecteurs, les Stèles de Victor Segalen. Le poète brestois avait regroupé ses « stèles » chinoises selon leur orientation géographique, la dernière partie étant tournée vers le « milieu », le « lieu par excellence », l’intériorité, stèles qui expriment l’indicible et l’inconnaissable de ce monde illusoire et beau, de son « arrière-monde ». Sylvie-E. Saliceti cherche également ce qui peut rester en ce qui disparaît et transcrit les efforts humains pour bâtir et atteindre ce peu : pierres dressées, peintures rupestres, poèmes de tous les temps… Ici, les poèmes sont regroupés selon les trois âges de la vie.

Première section, première stèle, « Élan contre la terre », alors que l’épigraphe a soulevé une pierre, ouvrant un sépulcre, celui de l’enfant Vincent pour Thierry Metz. 

L’homme penché s’incline-t-il pour écrire ou pour rejoindre celui qui n’est plus ? Ce blanc (cette neige) garde les traces illisibles d’un passé qui s’efface, « l’hiver est un livre gelé ». Celui, celle, qui écrit puise en terre les visages enfouis dans ses paumes. Pour les faire renaître ? L’extraction vers ce qui sera lumière ouvre le texte, le couteau ne blesse pas. Dans l’ouverture, le paradoxe confronte deux temps, « les bois vifs de l’enfance », « les bois rouillés des hommes qui penchent » et l’écho du dernier titre du poète foudroyé, Thierry Metz, près duquel se rencontrent « les visages » et « un paysage », deux aboutissements ou deux douleurs. Le voilà, Orphée de la quête, parmi les disparus cherchant son enfant :

« il savait – l’homme trapu aux mains rugueuses –
qu’il ne supporterait plus
d’être heurté par le vent »,

toute légèreté devenue obstacle, à l’instant de perdre la trace. Poète, cherchant la force de l’arbre (ou des oiseaux, leur extension chorale), trouvant « sa maison – toit brisé – ouverte sous le ciel ». Alors, la première partie du livre tourne autour de ce feu, quête d’empreintes, « pattes des corbeaux », « signes sur les figues charnues », toute échappée de langue pour que sa voix les fixe en son chant terrible. L’inscription éphémère de textes courts, réduits à l’os, témoigne de l’impossible réparation (séparation). 

Le maquis du Cap Corse offre un espace aux pierres. Les hameaux et villages abandonnés sur ces terres rudes restreignent le champ perceptible de la vie. Nous pouvons nous étendre et compter les étoiles au ciel des disparitions : « Souveraineté de la perte. J’habite ici, dans l’énergie du vide et des ruines à ciel ouvert, parmi ces pierres qui sont le début et la fin de la vie. » 

Le cerf blessé, qui rejoint la terre pour panser sa blessure et ne fait que l’aggraver, traverse de nouveau le texte : « Je lis les pierres à cerfs de ma lignée. » Pierres à cerfs, mégalithes de Mongolie et de Sibérie, sur lesquels sont notamment gravés des cerfs qui s’envolent. Avaient-elles, ces pierres, la même fonction que les menhirs et statues-menhirs plus ou moins anthropomorphes que l’on trouve en Corse, près de Barrettali, où certains de ces poèmes ont été écrits ? Les pierres sont toujours debout, après 4 000 ans. Et les cerfs élaphes corses reviennent. Cueilleurs et chasseurs, toute une humanité passe ici. 

Les blessures sont-elles des signes à décrypter, les entrailles à lire qui, en d’autres temps, livraient les augures ? Pareils signes noirs ici, les poèmes font apparaître (en spirale : forme du cercle qui ne revient pas au même) l’enfant ou le père, membres d’une meute, ou lignée, disparue, poète devenu(e) passeur et lecteur de la « blessure miraculeuse » où est passé le couteau de lumière. Décrypter, « comme sur un chemin de croix », la voie illisible qui mène « vers ce lieu ultime qui unit la beauté et la mort ». Les pronoms convergent, le « nous » factuel, temporel, brûle d’un feu plus large qui transforme les « bois du cerf » devenus chapelle.

Son chemin, Sylvie-E. Saliceti le parcourt encore à la lumière des livres choisis. Les poèmes palimpsestes se rejoignent dans la voix de l’auteure qui s’élève nourrie de ces fragments féconds. Poète veilleur, « avec les torches » et l’ancien rite chamanique de qui écoute « oreille contre sol ». Loi des Anciens, ainsi perpétuée alors que le poète couche ses mots, livre : recueil « des ruines qu’a enfermées la lumière ». L’éclaircie, bribes éparses, le soleil devenu Être, « avec son museau relever le corps chaud de l’enfance ». L’étreinte de vie se mesure au lexique de la vie animale, celle qui (pres)sent l’air du temps, l’odeur du cerf blessé, « au point précis /où le soleil croît – dans le poitrail / du daim ». Les forces convergent où vit la lumière – il faut se rendre. Ici, les morts sont reconnus, appelés par leur nom, celui de l’origine humaine, filiale, connue de ceux qui lisent les signes. L’infime devient le nécessaire : il grandit, « cœur colossal ». Se juxtaposent continûment, au point de former un fil conducteur, la réduction et sa transmission. La nécessité les fait exister simultanément pour poursuivre (pour vivre). Terre qui nourrit et ensevelit : le voyage s’établit par les signes qu’elle garde et offre à celui qui l’observe et l’écoute. 

D’une homophonie signifiante les mots se jouxtent : élan, le cerf, la contiguïté de sens nous conduit de ligne en ligne ; en un poème un sens prévaut, il glissera dans le second. La verticalité est niée ou affirmée, en ligne de mire, elle s’offre comme possible rédemption. Qu’est-ce qui sauve ? Rien, c’est ce peu décisif.

« La mort est la moisson pour toujours. »

Elle scelle, elle écarte la nuit de la nuit : parole, au centre, entre les deux termes, « charpente souple » pour le ciel. Le dolmen indique la même ligne comme les ronces revenues de Terre (deux titres de livres de Thierry Metz) annoncent le retour de l’aube, les « genoux écorchés » d’enfance ou de « lumière rompue ».

Si la première partie s’achève sur la chanson « Almost blue » murmurée par Chet Baker, chanson d’un amour qui aurait presque pu durer, la seconde stèle, « La mer chaude comme un daim » commence par un monde « presque bleu ». C’est la mer et les fleuves, eau qui régénère et d’où tout vient, eaux maternelles ici levées. Eau sur laquelle le corps trace les signes à lire d’une « nage ancienne » : « Sur la page de l’eau / le corps nage rythme respire ». Les parois des grottes aussi constituent des pages pour les peintures rupestres. 

La troisième stèle emprunte son titre, « Vieil homme d’hiver », au poème « La vie dure » de Pierre Reverdy et s’ouvre sur la date de la mort du poète, cerf tué par quels chasseurs ?

« La nuit d’un coup a blanchi.
Le corps du vieil homme est retourné à son berceau.
C’était le soir du 17 juin 1960.
Dans une abbaye à Solesmes. » 

Cette troisième partie voit passer des mots de Bonnefoy, Jaccottet, Reverdy, Desnos, Ungaretti et d’autres poètes, dont les livres nous apportent la lumière et nous mènent vers le silence. 

Écrire, même sur le sable ou sur l’eau, lire, peindre sur les parois de grottes cachées, sculpter et dresser des pierres : « Les stigmates, les runes, l’alphabet – toute cette pluie de sang noir a bâti la maison. »

Isabelle Lévesque