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Poésie et musique

Comme c’est en général le cas pour les ouvrages collectifs, nous avons affaire ici à un livre très composite, né d’un colloque organisé par le Collège de France et regroupant près de vingt chapitres, pour la plupart consacrés à la musique, le plus souvent sous l’angle de ses rapports avec le langage ou la parole.
Stanislas Dehaene & Christine Petit
Parole et musique. Aux origines du dialogue humain
Comme c’est en général le cas pour les ouvrages collectifs, nous avons affaire ici à un livre très composite, né d’un colloque organisé par le Collège de France et regroupant près de vingt chapitres, pour la plupart consacrés à la musique, le plus souvent sous l’angle de ses rapports avec le langage ou la parole.

Plutôt que de procéder à un survol stérile de l’ensemble des contributions, je discuterai certains aspects de la cinquième et dernière partie du volume: « Musique du langage et langage de la musique ». Dans cette partie, il y a notamment une intervention de Michael Edwards sur la « pensée audible » qu’expriment selon lui à la fois la poésie et la musique. Le musicien comme le poète chercheraient à atteindre un « autrement dit » éloigné de toute fonction de communication; pour Edwards, « le poète évite, dès les premiers sons, les premières cadences, le premier morceau de syntaxe modifiée, d’aller droit au but ». Mais les œuvres poétiques sont trop diverses pour qu’on puisse leur prêter à toutes indistinctement cette visée. Dylan Thomas n’évite pas d’aller droit au but quand il nous prend à la gorge au début de son fameux poème (trad. Alain Suied) :

N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit,
Le vieil âge devrait brûler et s’emporter à la chute du jour;
Rager, s’enrager contre la mort de la lumière.

Au poète, nous dit Edwards, importe non seulement la sonorité des mots mais encore le « murmure » de leurs connotations; « Plus que d’autres genres d’écrivains (…), le poète est conscient qu’une langue fourmille de pensées et de souvenirs ». La musique est elle aussi un « autrement dit »; nous ne devons pas seulement voir en elle un monde à part, son pouvoir d’évocation, l’émotion qu’elle fait naître, la dimension symbolique qui la définit (cf. le récent Singe musicien de Jean Molino) nous le montrent bien. Pour Schopenhauer, la musique est « la mélodie à laquelle le monde entier fournit le texte (…) le monde pourrait être appelé une incarnation de la musique ».

Selon Edwards, « le premier mobile de l’art » est un désir de forme. C’est pourquoi le fond et la forme y sont identiques: « Au moment où la moindre séparation se produit entre l’acte intérieur et la forme dans laquelle il s’incarne, l’art s’évanouit » (Louis Lavelle, Chroniques philosophiques). Si la poésie tend vers la musique « en vue de dépasser et d’enrichir le sens par le son », il n’est probablement pas vrai que :

A poem should not mean
But be.
(MacLeish)

Refuser à la poésie tout recours à la signification, c’est la condamner « à se néantiser dans un contre-langage qui est sa propre négation » (Albert Léonard, La crise du concept de littérature en France au XXe siècle). Le poème ne peut tout simplement pas être pure musique parce que son médium est le langage, ce que Michael Edwards énonce plus élégamment: « le poète traîne avec lui le limon du langage et le souvenir des besoins habituels dont celui-ci est le serviteur ».

Selon Edwards, poésie et musique souhaitent transmettre « une certaine joie », qui provient de la forme elle-même et non des émotions « représentées », qui peuvent être négatives. Dans le même ordre d’idée, le philosophe américain Jerrold Levinson (L’Art, la musique et l’histoire, trad. fr. 1998) risque cette question à propos de la musique: « Qu’est-ce qui peut conduire une personne normale à s’infliger intentionnellement des occasions d’expériences manifestement douloureuses? ». En réalité, l’audition d’une œuvre qu’on qualifiera de « triste » ne nous rend pas tristes ; l’œuvre crée un climat émotionnel qui lui est propre et qui ne renvoie pas aux expériences de notre vie. Le dernier chapitre du livre, dû à Emmanuel Bigand, est précisément consacré à « L’émotion dans le langage musical », mais d’un point de vue différent. Pour Bigand aussi, la musique se rapporte « à autre chose que l’univers des sons qui la constituent ». Suit une phrase problématique: « La musique est (…) le seul langage qui est à la fois intelligible et intraduisible dans une autre langue » (C’est une quasi-citation de Lévi-Strauss, dans Le Cru et le Cuit, où l’auteur poursuit en voyant dans la musique « le suprême mystère des sciences de l’homme, celui contre lequel elles butent et qui garde la clé de leur progrès »). Mais, en laissant de côté ce que peut recouvrir l’« intelligibilité » en matière musicale, la musique n’est pas stricto sensu un langage, et la question de sa « traductibilité » ne se pose donc pas. Elle se pose, en revanche, pour le langage poétique comme pour le langage commun (le premier est un révélateur) : « toute langue est intraduisible, ou, ce qui revient au même, toute traduction est une œuvre originale » (Lavelle, op. cit.). La musique n’est pas un langage ni le langage une musique, mais la parole n’est jamais complètement dépourvue d’une intonation, c’est-à-dire de variations dans la hauteur des sons. Et la musique (tant instrumentale que vocale) use de procédés que la parole lui souffle. Pour ne pas demeurer dans l’abstrait, j’invite le lecteur à fredonner J’ai du bon tabac et à s’arrêter sur les deux dernières notes de la chanson :
tu n’en au-ras pas.

L’intervalle est une quinte descendante (ex: sol-do), qui a un caractère nettement conclusif. Si maintenant vous gardez les deux mêmes notes mais que vous en inversiez l’ordre, vous obtiendrez une quinte ascendante (do-sol), tout interrogative. Bigand associe les émotions musicales aux « attentes perceptives » et aux « anticipations » que l’audition suscite. Le système tonal, avec son jeu caractéristique de tensions et de résolutions , est propice à ce genre d’expériences. Beethoven l’illustre mieux que tout autre; s’il n’est pas absolument, comme l’affirmait Boucourechliev, l’inventeur du suspense en musique, il en a beaucoup développé la puissance expressive. Avant lui, Haydn, par exemple, a su remplir de drame certains de ses silences. La musique tonale n’a cependant pas l’apanage des phénomènes de ce type. Il y a d’autres paramètres musicaux que les hauteurs des sons, comme le rythme, l’intensité, l’accentuation, etc., et ces paramètres peuvent être l’objet du même genre d’anticipations. Il est plausible en outre que telle ou telle œuvre tonale (celles de Beethoven en particulier) serait moins dénaturée dans le cas où l’on changerait toutes ses hauteurs en préservant les autres éléments que si l’on conservait toutes les hauteurs des notes mais aucunement leur rythme.

L’ensemble est hétéroclite mais instructif. Il y a encore un chapitre où Roger Chartier s’intéresse à l’usage musical qu’un écrivain peut faire de la ponctuation; un autre ou Peter Szendy entend dans une chanson à succès (Paroles, paroles) l’affrontement allégorique et amoureux de la Musique et du Langage, etc.

Thierry Laisney

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