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"Poétiquement, c'est-à-dire précisément"

Article publié dans le n°1084 (16 mai 2013) de Quinzaines

Ces deux livres du même auteur, urbaniste, philosophe, dramaturge, poète – et d’autres choses encore –, paraissent au même moment et semblent pourtant n’avoir en commun que le nom de celui qui les a conçus.
Jean-Christophe Bailly
Le parti pris des animaux (Christian Bourgois)
Jean-Christophe Bailly
La phrase urbaine (Seuil)
Ces deux livres du même auteur, urbaniste, philosophe, dramaturge, poète – et d’autres choses encore –, paraissent au même moment et semblent pourtant n’avoir en commun que le nom de celui qui les a conçus.

De quoi traitent-ils en effet, sous la forme commune du recueil plus ou moins chronologiquement composé d’articles ou de conférences qui s’échelonnent entre 1981 et 2012 pour le premier, 2003 et 2011 pour le second ? La Phrase urbaine rassemble des essais qui ont tous trait à l’architecture. Ils reflètent l’évolution d’une réflexion toujours recommencée sur l’habitat, la ville, certaines villes visitées et étudiées à l’occasion de voyages ou de colloques, et singulièrement Paris, ses rues, ses quartiers, ses banlieues.

On passe de l’examen général et comme à vol d’oiseau du plan d’une cité à celui d’un détail (l’éclairage d’une rue italienne), d’une discussion sur le concept de cité antique à la critique nuancée des grands ensembles qui furent édifiés en France après 1945 pour remédier à moindres frais et dans un temps court aux destructions de la guerre. Variété donc des sujets (le livre s’achève même sur trois « visions » d’utopie urbaine), mais unité relative : il s’agit apparemment de penser à propos du compact, de l’immobile, de l’inerte, de l’abstrait et du géométrique aussi, pierre, béton, blocs, ajustements, bâtisses faites (théoriquement) pour durer et qui n’ont pas d’existence au sens charnel du terme, étant de purs artéfacts fabriqués par l’homme à partir d’une masse de matériaux dépourvus d’affects.

Le Parti pris des animaux, au contraire, travaille en pleine pâte vivante, en essayant de cerner, de saisir parfois dans l’immédiateté de son apparition un aspect particulier de l’immense et multiforme geste animale. Non pas l’animalité – Bailly récuse ce terme qui figerait l’extraordinaire foisonnement des animaux réels en une de ces entités pour classificateurs beaucoup trop théoriques pour être vraies. Mais il n’est pas question non plus d’isoler et de monter en épingle telle observation relevant de l’éthologie et tendant à montrer, sinon à démontrer, la part d’humanité qu’il y a (qu’il y aurait) chez tel animal favori des recherches actuelles, un mammifère le plus souvent (et notamment le plus proche génétiquement d’Homo, le chimpanzé), mais pas toujours (la pieuvre, ou même tel insecte dit « social », abeille, fourmi, termite).

Jean-Christophe Bailly n’a aucune propension à humaniser l’animal, simplement parce qu’en très bon connaisseur de l’état actuel de la recherche il sait le danger présenté par l’inflation d’une fiction animalière qui, préoccupée avant tout de toucher le public par l’étalage de ressemblances supposées entre comportements humains et animaux – une sorte de syndrome Konrad Lorenz mal compris et poussé au ridicule –, empêche radicalement d’appréhender ce que les mondes animaux – chaque animal ayant son monde à lui, spécifique – ont d’unique, d’opaque et d’impénétrable, donc de fascinant. Konrad Lorenz s’efforçait, par empathie scientifique, d’adopter les manières d’une oie et, sorte d’acrobate de la mimésis, il devenait une oie, capable d’être reconnu comme tel par la communauté ansériforme.

Bien qu’il ne cite pas le grand éthologue allemand, l’écrivain qui choisit « le parti pris des animaux » (référence explicite à Francis Ponge) s’éprouve inapte à de telles prouesses, même si en plusieurs endroits de son livre le désir l’envahit de se glisser dans la peau de certaines bêtes – ici affleure un esprit d’enfance intact – et que la rencontre, par exemple, en savane africaine, d’une troupe de singes vervets dont l’un lui serre la main le trouble et l’impressionne vivement.

Son expérience à lui, son appréhension personnelle de la réalité animale le conduisent à un constat écrasant et d’une véritable fécondité philosophique : ce n’est pas le prurit d’une ressemblance factice qui doit nous titiller quand nous tentons d’entrer en contact avec tel animal même familier dans son monde à nul autre pareil, mais plutôt, abyssale, l’évidence d’une différence telle qu’elle fait de l’autre un étranger presque absolu, qu’il serait illusoire d’espérer rejoindre dans l’espace où il se cache et qu’il parcourt, délimite, exploite, tisse avec prestesse.

En revanche, cet étranger qui pourrait nous en apprendre tant sur le canton, parfois global (les migrateurs) de l’univers qu’il connaît en détail, si seulement nous savions comme lui voler, ramper, fouir, plonger – ce qui nous est interdit sans prothèses –, nous pouvons ou mieux nous devons le respecter, le protéger, le savoir vulnérable. Nous pouvons, nous devons envier ses pouvoirs, qui nous échappent si largement, et comprendre enfin que, si l’exercice sans mesure de notre stupide avidité le détruit, c’est non pas quelque chose mais bien quelqu’un d’irremplaçable qui ôtera à l’univers la totalité de son propre microcosme. Ce qui signifie que, dans le puzzle étendu dont nous faisons partie, une pièce disparue laissera un vide béant.

La capacité philosophique à distinguer et à analyser, dans la trame quotidienne de nos vies, la présence, le plus souvent invisible, de l’animal, permet de réunir les éléments d’une riche discussion, qui sera bien entendu d’essence intellectuelle. Mais elle repose sur une méthode toute physique. Celui qui réfléchit ainsi sur les existences animales, et en disserte assez profondément pour rendre passionnant un petit ouvrage fait de fragments, s’est d’abord conduit en observateur, en scrutateur de ces petits mondes qui se dissimulent non seulement dans l’environnement immédiat, celui où s’ébattent un chat, un chien, des oiseaux, voire des poissons d’aquarium, mais dehors, un peu partout sur la planète, au détour d’un chemin, au revers d’une feuille, ou bien plus commodément mais avec une authenticité moindre dans ces enclos aménagés de pseudo-sauvagerie que sont les parcs, les zoos, qu’à la différence des cirques, où l’animal est honteusement exhibé et travesti, il ne convient pas de mépriser.

L’observateur qui accumule les strates de sa future construction philosophique est un promeneur – comme Rousseau, comme Darwin –, un marcheur infatigable qui arpente la réalité, débusquant en tout lieu l’étrangeté que c’est d’être (chauve-souris, colobe, bœuf de trait mais aussi homme). On s’aperçoit alors que le premier texte, et le plus ancien retenu dans La Phrase urbaine, s’intitule « La grammaire générative des jambes », un titre qu’auraient aimé Robert Walser, Léon-Paul Fargue, Walter Benjamin et quelques autres piétons impénitents de Paris ou de Bienne.

C’est donc la méthode, cet usage à la fois hédoniste et raisonné de la dérive dans l’espace naturel, dans l’espace urbain, qui constitue le facteur commun unifiant de façon substantielle les deux livres. Du coup, La Phrase urbaine cesse de prêter à une analyse de surface qui mettrait l’accent sur l’étude (qui y figure toutefois et qui est brillante) des divers types de matériaux de construction ou des diverses solutions qu’une approche moderne et non dogmatique peut apporter au délicat problème du logement dans un contexte où l’urbanisation croît exponentiellement et bientôt sera immaîtrisable. Ce qui intéresse ce promeneur, ce chercheur attentif des bâtiments mais aussi des terrains vagues et des friches, ce qui mobilise ce philosophe, ce sont les hommes qui habitent ou délaissent, le mouvement de conquête ou de retrait qui les anime, les flux contraires qui agitent cette masse, presque aussi mystérieux et invisibles que les occupations fébriles et obscures de l’animal singulier dont toute l’industrie vise à échapper à l’ennemi, à déjouer la mort qui le menace.

Le corps de la ville, lui aussi, est vivant. Comment dire ce frémissement vital qui parcourt de bout en bout l’univers, et qui s’observe au fond des quartiers, au fond des tanières ? Le chiffre, la statistique, le froid compte rendu factuel y seraient impuissants. Le chercheur, mais c’est parce qu’il est doué d’un talent d’écrire particulier, fait alors appel au seul médium qui permette de rendre précisément justice à la merveilleuse complexité du réel. Ce médium privilégié, c’est la poésie, comme il fallait s’y attendre, ce système vocalique et syntaxique devant lequel s’effaçait avec grâce André Breton : « Après vous, mon beau langage ! »

La poésie qu’ils recèlent, de manière voilée ou non, tel est l’ingrédient majeur qui change ces deux livres faussement techniques en bijoux d’artiste de la langue, et le lecteur qui s’efforce d’en restituer le charme en éléphant dans un magasin de mingei japonais : ébahi et admiratif face à des objets fonctionnels (bols à thé, coupes, supports de baguettes) à la fois précis, concis, d’une exactitude parfaite, et sobres dans leur fantaisie, sans raideur, sans chiqué, autant de formes belles et utiles.

Maurice Mourier