Pornographie et Politique

Article publié dans le n°1042 (16 juil. 2011) de Quinzaines

 L’Outrage aux mots, comme Les Plumes d’Éros, paru l’année dernière, recueillent les textes brefs – écrits de circonstance, articles, préfaces, etc. – mais cette fois sur le sujet du politique ; encore que ces clivages soient seulement commodes pour aborder Bernard Noël dont l’œuvre est à la fois abondante et centrée sur quelques grands sujets et Le Château de Cène, roman qui fit scandale en 1969.
 L’Outrage aux mots, comme Les Plumes d’Éros, paru l’année dernière, recueillent les textes brefs – écrits de circonstance, articles, préfaces, etc. – mais cette fois sur le sujet du politique ; encore que ces clivages soient seulement commodes pour aborder Bernard Noël dont l’œuvre est à la fois abondante et centrée sur quelques grands sujets et Le Château de Cène, roman qui fit scandale en 1969.

Le premier texte de L’Outrage aux mots (remarquons au passage que le coup est porté non pas « au moyen de » mais « contre »), intitulé la « Politique du corps », et rédigé en 2010, est placé au début du volume, parce qu’il en est un condensé, comme l’indique son titre, où le mot politique est accolé, comme accordé à corps. L’essentiel est donc là, dès les premières phrases : « Vers la fin de mon adolescence s’est imposée la nécessité d’un retour au corps, ou plutôt dans le corps, tant le sentiment de la désincarnation provoquée par l’éducation religieuse et la norme générale devenait insupportable. » Choix poétique, bien sûr, puisqu’il imprègne, conduit le travail d’écriture. Choix politique, puisqu’il « a pour effet de ménager en nous une forme de résistance aux diverses formes d’occupation de notre intériorité », c’est-à-dire « la spiritualité dominante, qui censurait la chair », et de nos jours, la manipulation médiatique.

Immédiatement après ce premier texte programmatique nous est proposé L’Outrage aux mots, qui date, lui, de 1975, et figurait dans la réédition du Château de Cène par Jean-Jacques Pauvert. Bernard Noël y conte la genèse de son livre (le trauma provoqué par la guerre d’Algérie), le procès qui suivit et le sens qu’il confère à l’ensemble. Le livre, écrit en trois semaines, a fait de lui (c’est lui qui parle) un écrivain. Pourquoi ? Parce qu’il lui a permis de débusquer ses interdits et de lutter contre eux.

Rappel de quelques faits d’histoire : 1969, nous sommes cinq ans après la fin de la guerre d’Algérie (1954-1962). L’horreur de celle-ci, les massacres, les tortures, agissent comme un ferment et sont, nous dit Bernard Noël, à l’origine de son Château de Cène, avec la suspicion suivante : la langue utilisée est la même qui sert aux criminels et aux victimes. Comment l’utiliser quand même ? On pense aux Juifs allemands et aux populations colonisées qui se résolvent à s’exprimer avec les mots des « maîtres ». Bernard Noël se sent, du moins à cette époque, étranger à sa langue, car, écrit-il, « il y a une police jusque dans notre bouche ». La question est dès lors de savoir éviter la récupération. Voilà pourquoi, quand vint l’heure du procès qui lui fut intenté pour Le Château de Cène, il refusa, pour commencer, de se défendre. Puis accepta, sur les instances de ses amis, un avocat. Décrété écrivain de talent, Bernard Noël devint du coup (c’est toujours lui qui parle) inoffensif. « Nous sommes dupés d’avance parce que la langue est contrôlée… le bon goût est l’un des gendarmes de la morale. » Ensuite, il ne cessera pas de chercher à résoudre ce dilemme : quelle langue parler, écrire, que l’oppresseur ne puisse récupérer ? Dans Le Château de Cène, il essaie de tuer le bien-dire, donc le penser correct, en racontant l’insoutenable, comme (est-ce bien comme ?) Pierre Guyotat dans Éden, Éden, Éden, autre cri d’épouvante provoqué par la guerre d’Algérie, mais l’exigence d’origine, pour le premier du moins, « n’a pas été comblée ». Alors, plus de Château de Cène, ce livre dans son œuvre demeurera unique et il le restera aussi dans les annales de la littérature.

On peut se demander si les écrits pornographiques à visée politique (nous parlons des plus grands) atteignent bien leur but. Parler du corps, écrire le corps, est un choix doublement dangereux. S’il sape l’ordre moral (ce à quoi il aspire), il est aussi très ambigu. La description de la torture peut être détournée, quitter le champ de la révolte et de la stigmatisation pour entrer dans celui du plaisir. La guerre est une apocalypse qu’intérêts financiers, politiques, ne suffisent pas à expliquer. Elle peut aussi être vécue comme une fête. Alors comment y renoncer ? Et quand on est un écrivain, comment restituer l’insoutenable, l’inadmissible ? Peu d’entre eux ont trouvé la réponse adéquate, produit l’œuvre terrible qui donne presque autant d’effroi que l’acte perpétré. Ne pas montrer, décrire, mais démonter, instruire paraît être une partie de la réponse. L’autre consisterait à tenter de comprendre comment une sexualité qui n’est pas dans les normes (du côté, par exemple, du sado-masochisme) nous rend complices, au moins dans notre intimité, des horreurs collectives dont nous ne voulons pas. Les grands écrits pornographiques seraient alors une expression de notre mauvaise conscience, l’expression d’une faute que nous partagerions avec ceux que nous dénonçons. Et non pas celle qui se chuchote dans un confessionnal.

Après la Cène du Château, Bernard Noël choisit d’écrire des textes propres à faire réfléchir. Il intervient dans les débats, sans illusions, et sans se départir, non plus, du désespoir. Avec, en leitmotiv, en vague de grands fonds, l’idée que notre époque a progressé dans l’interdit : l’ordre bourgeois (c’est la formule qu’il utilise) n’a plus besoin de censurer, d’interdire les ouvrages qui le mettent en danger. Désormais la sensure (mot qu’il a fabriqué) vide les mots de sens, « démarche beaucoup plus radicale et moins visible ». Nul besoin de crever les yeux des insurgés, on les aveugle à coup d’images.

C’est ainsi qu’il écrit, pour faire pendant à son Château, un dictionnaire de la Commune ; qu’il prend parti pour Breyten Breytenbach, poète emprisonné pour s’être révolté contre un régime inique, celui de l’apartheid ; qu’il écrit à propos du massacre d’un million et demi d’Arméniens (article paru dans La Quinzaine littéraire en 1975) ; sur Pound et sur Soljenitsyne ; sur le Goulag ; l’affaire Jorge Cedron (frère de l’animateur du Quaterto Cedron, et gendre de M. Montero, riche banquier argentin), retrouvé mort dans un commissariat.

L’hebdomadaire Révolution, lors de sa création, suscite son enthousiasme. Sa rencontre avec Arno Brecker (le sculpteur officiel du régime hitlérien, qui avait par ailleurs retenu l’attention de Staline) lui donne l’occasion de penser les rapports de l’art avec la politique et la nécessité, pour un artiste, de ne pas reproduire ce qu’on connaît déjà mais d’inventer des formes, et risquant de déplaire, de stimuler la réflexion. Rencontre, publication, qui lui furent reprochées. Il se défend en s’insurgeant contre un manichéisme « qui fait de l’Autre le mauvais contre lequel se fortifient les certitudes du bon ». Car la pensée unique fleurit de tous côtés et on peut redouter, avec lui, à la fois un monde où Arno Brecker serait indiscutable et un autre où il ne serait pas possible de parler de lui.

Avec le Tchèque Dominik Tatarka, écrivain condamné au silence (quand l’a-t-il rencontré ? les notes, à ce sujet, ne donnent aucune indication), il pense qu’écrire c’est essayer de préserver l’humain qui est en nous en évitant de le désespérer, en cultivant les petits faits du quotidien propres à l’enchantement, en répandant la contagion de l’ouverture et du sourire.

La Castration mentale (1) analyse, en termes percutants, la marchandisation de l’art : « La promesse du bonheur a remplacé la promesse du salut… cela ne se passe plus dans l’histoire, pas même dans la chronique, mais dans l’actualité, c’est-à-dire dans le gros plan… l’une de ses valeurs suprêmes est dans la nouveauté… (ce) qui fait glisser l’œuvre d’art vers l’insignifiance et la marchandise », l’invention de notre époque de consommation, et plus précisément du pouvoir économique, étant de « nous combler avec le trou qu’il creuse en nous ». Quelle meilleure définition donner de notre aspiration sans fin à la consommation ?

Le dernier texte du volume, paru en 2009, s’appelle « Le grand massacre ». Parabole sur la guerre, la violence, il allie perfection de la forme et rigueur du propos. C’est tout de même utile d’être un bon (d’être un grand) écrivain, même s’il convient de se méfier du style (récupérable) (2). 

1. Une première version a été publiée par Ulysse fin de siècle à Dijon en 1994 ; et une deuxième, par P.O.L en 1997.
2. Lire également : Bernard Noël, politique du corps, Cercle d’Art, coll. « Ah ! », 144 p., 19 €.

Marie Etienne

Vous aimerez aussi