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Hantise de Pessoa

Article publié dans le n°1042 (16 juil. 2011) de Quinzaines

 Bien que nous nous débattions dans des arguties éditoriales sans fin, il ne faut jamais bouder le plaisir infini que nous prenons, irrémédiablement envoûtés, à la lecture des moindres bribes de la main fantomatique de Fernando Pessoa.
Fernando Pessoa
Poèmes anglais (Points (Poésie))
Fernando Pessoa
Le livre de l'intranquillité de Bernardo Soares (Bourgois)
Françoise Lourenço Laye
Pessoa l'intranquille (Bourgois)
Fernando Pessoa
Contes, fables et autres fictions (La Différence)
 Bien que nous nous débattions dans des arguties éditoriales sans fin, il ne faut jamais bouder le plaisir infini que nous prenons, irrémédiablement envoûtés, à la lecture des moindres bribes de la main fantomatique de Fernando Pessoa.

La lecture de Pessoa s’approche d’une aventure mystérieuse sur les territoires embrumés de la subjectivité qui nous égare au cœur même du vide. Elle semble infinie, se dépliant perpétuellement comme une étoffe se déroulant sans jamais aboutir à sa fin. Telle une araignée, Pessoa entretisse d’étranges lignes de fuite, qui forment un labyrinthe inextricable dans lequel lecteurs et éditeurs se débattent avec plus ou moins de furie et de réussite. Son œuvre démultipliée condamne, dans sa nature même, fuyante, insaisissable, à l’achoppement, à une forme d’échec dont l’admission peut figurer une porte d’entrée dans la touffeur de textes instables, éparpillés, posthumes pour la plupart, dont toutes les dispositions imaginables (ou inimaginables) – des plus savantes et sérieuses aux plus fantaisistes – paraissent irrémédiablement insatisfaisantes et bancales. Il manque toujours quelque chose – peut-être un feuillet lumineux dans un fantasmatique double fond de la malle légendaire –, le manque, le vide se font les marques d’une inquiétude presque insoutenable devant la volatilité de l’être.

C’est une œuvre – depuis les grands poèmes des plus célèbres hétéronymes (Caeiro, Campos et Reis) et jusqu’aux élucubrations du baron de Teive ou les ressassements ténébreux et inquiets de Soares – qui se nourrit d’interrogations permanentes auxquelles le poète apporte des réponses diverses, comme en écho les unes des autres, à la manière d’une lumière réfléchie par un prisme en une multiplicité de points divergents. Les livres conforment à la fois une unité étrange et une diversité profuse qui leur confère une valeur particulière constituée à la fois d’une nostalgie fondatrice et d’un désenchantement distant. Ils se mélangent ainsi – entre leurs attributions à chacune des séries d’auteurs inventés, leur chronologie presque impossible puisque les publications et l’établissement des textes paraissent insolubles, et leur état d’inachèvement – pour former une continuité discontinue qui aurait sans doute énormément plu à celui qui se définissait lui-même comme un « découpeur de paradoxes » polymorphe, faiseur de textes, brasseur d’idées, poète égaré et intranquille.

Seuls quelques poèmes des hétéronymes les plus célèbres ainsi que Message ou les Poèmes anglais obéissent à la main de Pessoa lui-même, alors que la masse énorme des autres ne résulte que d’une sorte de fiction éditoriale reconstitutive à la fois passionnante et frustrante qui rend tous les agencements de l’œuvre discutables. Ainsi la poésie de langue anglaise, sorte de production parallèle héritée de son séjour de jeunesse en Afrique du Sud, adopte d’étranges accents que nous peinons à comprendre tout en brassant des thèmes récurrents de l’œuvre. Il y développe une écriture poétique hétérogène, à la fois recomposition d’une langue élisabéthaine profondément marquée par le grand modèle de Shakespeare et élaboration de textes d’une grande complexité référentielle et technique, faisant de la langue étrangère l’outil même de la pensée. S’y découvre une poésie différente, étrange profondément, lieu à la fois d’épanchement et de reconstitution d’un autre espace poétique, d’une réflexion interne sur les processus même de la création. Tout Pessoa est là sans y être, une fois encore déplacé.

Malheureusement, les choix de traduction qui président à cette édition ne peuvent que laisser perplexe le lecteur devant l’étrangeté et l’incompréhensibilité des partis pris qui, face au texte anglais !, ne peuvent paraître que, au mieux, très largement déficients. L’exemple suffit à le démontrer plus qu’aisément. Avec les premiers vers du célèbre poème « Antinoüs » qui, autour d’une réécriture d’un épisode de la vie d’Hadrien, fait se jouer, par exemple, la question de l’homosexualité latente de Pessoa. Lisons :

« The rain outside was cold in Hadrain’s soul
The boy lay dead
On the low couch, on whose denuded hole,
To Hadrian’s eyes, whose sorrow was a dread,
The shadowy light of Death’s eclipse was shed.
 »

« Froide est dans l’âme d’Hadrien
La pluie qui tombe au dehors.
Sur la couche basse
Masse Dénudée sur laquelle repose l’adolescent défunt
L’œil d’Hadrien plein de douleur menaçante Voit se répandre le rayon ténébreux de l’éclipse mortelle
(1). »

L’incongruité de la traduction saute aux yeux et ne demande sans doute pas plus de commentaires. Il n’empêche que nous nous interrogeons vivement sur la pertinence (ou l’impertinence) de cette proposition. Tout semble y manquer, la mesure, le sens, le rythme, la syntaxe. Si le reste du recueil pèche moins, il n’en demeure pas moins problématique que la seule édition de poche apparaisse aussi ouvertement fautive. C’est dommage ; demeure le texte original.

Pessoa a passé sa vie entière à écrire, à ajouter des feuillets infiniment à une œuvre qui n’en est pas vraiment une, nous laissant doucement nous égarer dans le chaos d’une production mobile dans laquelle les échos ne cessent jamais et où l’inachèvement semble perpétuel. À la périphérie de l’œuvre, sous les plumes fictives de différents hétéronymes, une multitude de textes plus ou moins brefs, quelque part entre ébauches, préparations ou approfondissements, demeuraient malheureusement dans l’ombre, inaccessibles bien souvent (à la fois en portugais et en français). Avec Contes, fables et autres fictions Teresa Rita Lopes (exégète bien connue de l’œuvre) propose de combler le manque en organisant une sorte de compilation thématique de ces textes difficiles à définir mais qui reprennent sans cesse la même matière. Tous les thèmes, tous les sujets chers à Pessoa se retrouvent dans ce court volume, depuis les récits d’épouvante à forte dimension religieuse, manière de succession littéraire de Poe, jusqu’aux fables morales détournées et souvent avortées qui rappellent un humour très particulier, en passant par les énigmes qu’il développera avec Quaresma ou les réflexions de L’Éducation du stoïcien. L’étrangeté de ces textes réside peut-être dans leur apparente répétitivité, dans le ressassement de questions qui reviennent toujours sous la plume de Pessoa – l’impossibilité de définir la réalité, le rêve envahissant, l’occultisme, la morale déjouée, le dédoublement de l’être, l’impossibilité de l’identité… Avec Pessoa, nous semblons toujours être rejeté sur les mêmes rivages, entreprenant sans fin les mêmes questions, taraudé par les mêmes doutes. « Notre vie s’écoule entre le silence de celui qui se tait et le silence de celui qui n’a pas été compris, et autour de cela, comme une abeille autour d’un endroit sans fleur, plane un destin inconnu et inutile. » C’est cela l’intranquillité.

Pourtant, après le délice et les plaisirs viennent les questions. L’édition de ce volume composite pose toujours les mêmes problèmes éditoriaux. Si les sections semblent proportionnées et bien construites, il manque à l’appareil critique plutôt riche de l’édition (une longue préface un peu bavarde et des références aux différents fonds portugais) des éléments plus essentiels, comme une chronologie claire et un établissement franc de ce qui était déjà édité. Bref, sans être satisfait par l’édition (mais laquelle pourvoie à tout ?) nous ne pouvons que nous laisser prendre par les échos et les envies que ces fragments provoquent, ce délice d’une langue à la fois réflexive et poétique, d’un engagement étrange d’un moi impossible à définir et qui hante toujours, bien après le livre refermé. Pessoa a passé sa vie à défaire ce moi pour le dire. Il a inventé un mot pour ce trouble et un auteur pour sa profération : l’intranquillité et Bernardo Soares. Le Livre de l’intranquillité constitue l’une des aventures littéraires les plus fascinantes du XXe siècle, celle d’un propos répétitif et profondément nostalgique qui se défait en s’élaborant, manière d’effritement perpétuel, et d’une forme fragmentaire qui s’apparente à un abîme. Une troisième édition revue et très légèrement augmentée de quelques inédits, paraît en même temps que quatre petits essais introductifs qui abordent certaines des questions fondamentales que pose ce livre. La traductrice Françoise Laye brosse un panorama des enjeux pessoens et les resitue efficacement alors que ses compères (Zenith, Quillier et Lourenço) abordent à quelques points plus spécifiques. Si ce petit ouvrage ne dit pas grand-chose de très nouveau, il constitue un complément au riche appareil critique de l’édition remaniée. Pessoa (ou Soares) désordonne le monde, en interroge les réflexions intérieures, trouble la perception d’une identité qui ne se fixe jamais, il n’aboutit jamais, défaisant l’écheveau compliqué de la sensation, déformant ses propres traces pour n’exister plus que dans son reflet. Et mourant pour vivre ou vivant pour mourir, n’écrit-il pas (dans un fragment inédit) : « Nous dormons, nous rêvons et nous rêvons la mort des morts, et nous mourrons celle de la vie. C’est la mort que nous avons, c’est la mort que nous désirons. Cette vie que nous vivons, c’est la mort. » Comment ne pas être hanté par une prose pareille ? 

1. Face à cette traduction de l’édition Points (reprise d’une édition belge), nous renvoyons à celle disponible dans le volume de la « Pléiade » (par P. Quillier et O. Amiel) qui nous semble beaucoup plus satisfaisante : « La pluie dehors était glacée dans l’âme d’Hadrien. / Le garçon gisait mort / Sur la couche basse, en sa totale nudité sur quoi, / Sous les yeux d’Hadrien, à la douleur d’effroi, / Se déversait l’éclipse de la mort en d’ombreuses lueurs. »

Hugo Pradelle

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