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Pour un Ouvroir de Cinématographie POtentielle

Article publié dans le n°1042 (16 juil. 2011) de Quinzaines

 Les quelques commentaires sur la Biennale de Venise qui nous sont venus sous l’œil ne respiraient pas un enthousiasme extrême. Passant outre aux conseils du Monde, qui préconisait même d’aller à la Foire internationale de Bâle plutôt que dans cette « terne » exhibition, nous avons tenté le voyage. Terne, cette 54e édition ? Il eût fallu, pour en juger sainement, visiter les quelques centaines de lieux, outre les traditionnels Giardini et Arsenale, accueillant des artistes avec ou sans renom. C’est un des charmes de la Sérénissime, d’offrir, durant quelques mois chaque année impaire, un dépaysement inédit. L’aventure est au détour de chaque vicolo, il suffit d’y croire. Et découvrir par exemple, au cœur de l’Abbazia di San Gregorio, au milieu d’une centaine d’œuvres, pas toutes convaincantes, venues de Taïwan et de Pékin, dix minutes d’un film d’animation en relief 3D absolument renversant, signé Miao Xiaochun, vaut bien tous les détours par les marchands bâlois.
 Les quelques commentaires sur la Biennale de Venise qui nous sont venus sous l’œil ne respiraient pas un enthousiasme extrême. Passant outre aux conseils du Monde, qui préconisait même d’aller à la Foire internationale de Bâle plutôt que dans cette « terne » exhibition, nous avons tenté le voyage. Terne, cette 54e édition ? Il eût fallu, pour en juger sainement, visiter les quelques centaines de lieux, outre les traditionnels Giardini et Arsenale, accueillant des artistes avec ou sans renom. C’est un des charmes de la Sérénissime, d’offrir, durant quelques mois chaque année impaire, un dépaysement inédit. L’aventure est au détour de chaque vicolo, il suffit d’y croire. Et découvrir par exemple, au cœur de l’Abbazia di San Gregorio, au milieu d’une centaine d’œuvres, pas toutes convaincantes, venues de Taïwan et de Pékin, dix minutes d’un film d’animation en relief 3D absolument renversant, signé Miao Xiaochun, vaut bien tous les détours par les marchands bâlois.

Depuis le début du récent siècle, certaines Biennales donnaient l’impression d’être devenues des succursales du Festival de courts métrages de Clermont-Ferrand, tant les images montées en boucle tenaient le haut du pavé. La traversée de l’Arsenale, de l’entrée de la Corderie à l’extrêmité de la Darse, pouvait, pour un glouton optique conséquent, représenter plusieurs heures de visionnement – parfois profitables, lorsqu’il s’agissait de vidéos dues à Bill Viola, Nam June Paik, Jonas Mekas, Agnès Varda ou Steve McQueen, dont les 30 minutes de Giardini demeurent un des plus forts souvenirs de la Biennale 2009, mais souvent difficiles à ingérer, rien n’étant plus propice à l’expression de l’ego qu’une vidéo d’« artiste ». Rien de tel cette fois-ci, où bien peu de clignotements d’écrans peuplent la pénombre – place aux installations et aux concepts. Jusqu’au croisement de la Corderie et de l’Artillerie, où un espace de belle taille a été transformé en salle de cinéma, avec, ô miracle, à la place des téléviseurs habituels un écran de proportions professionnelles et une batterie de canapés pour lui faire face. Et sur cet écran, les images d’un film-piège qui, tels les jardins gobe-avions de Max Ernst, capture le visiteur imprudent qui y a posé les yeux. Impossible, cinéphile revenu de tout ou spectateur au regard frais, d’échapper à ce carrousel diabolique.

The Clock incarne le rêve que tout amateur a caressé un jour, celui du film total et du temps réel restitué. Fernand Léger, au milieu des années vingt, voulait filmer les activités d’un homme vingt-quatre heures durant, Andy Warhol, au milieu des années soixante, a laissé tourner sa caméra sans compter, devant le lit de John Giorno ou en haut de l’Empire State Building. Tentatives avant-gardistes qui ne se souciaient guère du plaisir de l’éventuel spectateur – qui peut se vanter d’avoir supporté jusqu’au bout les 485 minutes d’Empire ? Christian Marclay joue lui aussi sur la durée, une durée extrêmement étirée, puisque son film fait exactement 1 440 minutes, 24 heures chrono, avec une particularité : aucune image n’est de son fait, chaque plan étant extrait d’un film de fiction existant. Mais l’assemblage d’un tel monstre, en forme de créature du Dr Frankenstein, n’est pas suffisant, sauf si l’on a pour seule ambition l’inscription au Guinness Book of Records. Il faut une architecture qui lui permette de tenir debout.

C’est là l’idée (le concept ?) superbe de Marclay : réaliser un film qui respecte réellement le temps objectif de la vision. Aidé d’une grosse poignée de documentalistes, il a retenu, parmi trois ou quatre milliers de films, tous les plans, scènes ou séquences dans lesquels l’heure était clairement indiquée, montre-bracelet, pendule, réveil, horloge, ou tout autre instrument à mesurer le temps (y compris sous forme de gag, sablier ou cadran solaire) et les a ensuite classés de manière raisonnée, à partir de 0 h jusqu’à 23 h 59. Travail démesuré : pour une minute de film, le temps par exemple de passer de 16 h 12 à 16 h 13, il peut y avoir une dizaine d’extraits de titres différents, tous affichant évidemment l’heure précise. Ce qui, en théorie, pourrait passer pour une frénésie accumulatrice dépourvue de sens, comme un collectionneur de tableaux ne s’intéressant qu’à des natures mortes aux pastèques, se révèle, sur l’écran, comme une source de fascination sans limites. Certes, on prend plaisir à identifier les origines de ce quizz géant, mais l’intérêt ne tient pas (en tout cas pas seulement) à cette reconnaissance. Il tient à l’aspect unique de l’objet proposé et à son alliance de rythme, d’harmonie et de mesure. Marclay n’a pas cherché à recréer une narration logique à partir de ces morceaux dépareillés – on peut découvrir, au hasard, Trois pages d’un journal (1928) de Pabst (les titres antérieurs au parlant sont peu nombreux, car sans doute d’accès moins aisé), Goldfinger avec Sean Connery (1964), un Hitchcock de 1937 (Sabotage, avec les plans successifs des horloges londoniennes que regarde l’enfant porteur de la bombe qui doit exploser à 12 h 45), le finale d’Et pour quelques dollars de plus (1965) de Sergio Leone, la déambulation de Corinne Marchand dans Cléo de 5 à 7 (1961) d’Agnès Varda (1), etc. Le choix des extraits ne s’effectue pas à partir du contenu diégétique des plans, mais de leur mouvement propre ou d’un objet qu’ils contiennent, téléphone, tourne-disque, échiquier – une porte qui s’ouvre en 1932 se referme cut en 1956 (2)…

Une telle expérimentation n’est pas neuve, et les adeptes du film détourné, Joseph Cornell jadis, ou du film footage found, Mathias Müller plus récemment, l’ont pratiquée. Ce qui est nouveau, c’est la systémisation absolue, aussi rigide que le lipogramme en e de Perec pour La Disparition. Car Marclay a complété ce respect du temps réel de l’écran par le respect du temps réel de la salle : lorsque il est 13 h dans le film, il est 13 h aux montres des spectateurs. Sensation rare. Et nous nous sommes surpris, comme bien des regardeurs autour de nous, à consulter fréquemment notre poignet, étonné de vérifier que le temps indiqué était toujours « à l’heure » alors que la perception de l’écoulement de celui de l’écran était bien différente – impossible de croire qu’il s’était passé autant de choses en une minute…

Après plusieurs heures de consommation compulsive, une frustration naît, majuscule, avant d’être chassé de la salle à 17 h 59 – l’Arsenale fermant à 18 h –, alors que le film continue de se dérouler. Que se passe-t-il, entre 18 h 01 et 9 h 59, heure de l’ouverture des portes ? Quelles délices sont réservées aux seuls veilleurs de nuit ? Dans combien de films trouve-t-on une pendule marquant 3 h 33 ? Le mot « fin » apparaît-il fugacement à minuit tapant, avant que la journée ne s’ouvre ? L’idée de ces personnages continuant à peupler l’écran chaque nuit sans être vus et recommençant chaque matin leur sarabande, comme les éternels protagonistes de L’Invention de Morel, est un motif supplémentaire de trouble. Et l’esprit ne sort pas intact d’une telle expérience : la semaine suivante, durant le festival bolognais « Il Cinema ritrovato », nous avons relevé une trentaine de réveils, coucous suisses, horloges d’église, clepsydres, montres de gousset négligés par Christian Marclay. De quoi alimenter quelques plans d’un futur The Clock II.

Nous ne connaissions pas l’auteur, « musicien, compositeur et artiste plasticien américain, né en 1955 », nous apprend Wikipedia. Son film a été présenté plusieurs fois depuis 2010, à Londres, New York, Séoul et Moscou. On rêve de le redécouvrir dans un endroit, parisien ou autre, ouvert la nuit, où l’on puisse s’installer, vivre avec les ombres de l’écran, dormir, s’éveiller au même rythme qu’elles. Christian Marclay a décroché le Lion d’or du meilleur artiste de la 54e Biennale de Venise. C’est bien la moindre des choses.

1. Une des premières, avec Shirley Clarke (The Connection), à jouer sur la durée réelle restituée – même si le 5 à 7 de Cléo ne durait que 90 minutes…
2. Notons cependant quelques extraits sans heure apparente ; mais ils sont ici ès qualités, puisque tirés de The Time Machine (George Pal, 1960, d’après H. G. Wells).

Lucien Logette

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