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Fabienne Courtade développe un récit qui tait autant qu’il parle. Roman en vers ? Poème autobiographique en éclats ? Suite de notes, pensées, citations, réminiscences, choses vues, poèmes brefs ? Les genres se mêlent.
Fabienne Courtade
Corps tranquille étendu
Fabienne Courtade développe un récit qui tait autant qu’il parle. Roman en vers ? Poème autobiographique en éclats ? Suite de notes, pensées, citations, réminiscences, choses vues, poèmes brefs ? Les genres se mêlent.

Sans déterminant mais qualifié deux fois, coup sur coup, le nom bref est précisé par les deux adjectifs plus longs (une syllabe, puis deux, puis trois). Vision d’une sérénité gagnée ou évocation indirecte de la mort trouvée ? La grande roue de la couverture, d’après une photo de l’auteur, est-elle celle de l’éternel retour ?

Dès l’incipit apparaît le « nous » qui sera interrogé tout au long de ces pages : 

notes sur le fleuve qui nous a perdus : 

le corps en premier plan
est immergé 

Le corps du « nous » est pris dans ce qui ralentit, arrête. Entre les vers isolés ou les distiques, le blanc laisse des espaces de silence. Le récit est parfois au présent : la narratrice marche dans la grande ville. Mais il est aussi souvent à l’imparfait pour un passé qui ne passe pas, au point d’être parfois lui-même au présent. On dirait des mots rescapés, sans apparat. On commence une phrase, elle s’arrête, elle se poursuit par un autre pan de réalité : 

Sur le portail
les feuilles de papier 

arrachées

les mots se balançaient

Des morts ou des mots en sursis ? Ils se balançaient comme le moineau pendu par le cou au début de Cosmos, l’étrange « roman policier » de Witold Gombrowicz. Début de l’énigme, et donc des tentatives de relier les choses entre elles, ou les mots, comme on dessine des constellations dans le ciel, pour trouver le sens de cette mort, ou peut-être de la mort. Les mots et les êtres, les personnes et les choses croisent leurs propriétés dans une perspective qui brouille les données.

« Le mot silence est encore un bruit[1] », écrivait Georges Bataille. Mais on peut au moins l’écrire en tout petit, simple murmure, ou laisser un blanc sur la page. La taille des caractères peut changer, en cours de vers, univers dissimulé ou voilé pour « nos yeux / refermés » :

petite île

un hiver couvert de neige, ruelles, impasses
jusqu’à bloquer les portes
[…] 

Nous relions une page à une autre, des mots ou des dates à d’autres, à la recherche du sens. Ainsi lisons-nous au début : « Aujourd’hui, dans le métro, l’affiche de Cosmos » et vers la fin : « hier, dans le métro, l’affiche de Cosmos ». L’adaptation cinématographique du roman de Gombrovicz est sortie en décembre 2015. Au milieu de l’affiche apparaît le moineau pendu. D’autres mentions de décembre 2015 nous font situer la rédaction du récit-cadre en cette année des attentats à Paris, « pas très loin des fusillades ».

La date de la disparition de l’aimé, le 12 juillet 2013, est celle du décès de Mathieu Bénézet qui, dans la première partie de son « roman » Homme au jouet d’enfant (cité à plusieurs reprises par Fabienne Courtade), évoque sa propre disparition par la voix d’une narratrice. Il reprend ensuite la parole pour raconter l’histoire du « nous » formé de « Celle » et de « Pleuré ».

Dans son poème « Recueillement », Baudelaire implorait : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. » Il ajoutait : « Vois se pencher les défuntes Années » sur la ville, alors que « la douce Nuit qui marche » est « comme un long linceul traînant à l'Orient ». Dans corps tranquille étendu, c’est la même ville, le même fleuve qui « aspire » la même vie qui continue et le même « Soleil moribond » le soir. Mais sont-ils vraiment tranquilles, ces hommes, l’un « couché dans un angle / au rez-de-chaussée / dans l’entrée d’un immeuble », l’autre « sous les cartons », « derrière le tapis roulant / sous les étoiles merveilleuses / du centre commercial » ?

Quel artifice prévaut dans l’adjectif polysémique « merveilleuses » : la magie, la métamorphose de lumières artificielles en astres ? La question qui suit avance en terrain miné de corps séparés : « comment pourrais-je te retrouver ». L’impossible s’y entend tout bas, « au bas des immeubles ». Mais c’est aussi un café, un banc, un arrêt de bus, une station de métro… Partout des souvenirs, une présence ressentie, en même temps que l’absence.

Alors que la maladie progresse, parfois « les corps sont tranquilles » quand on ne peut pas « imaginer / une fin ». Ici, le « corps tranquille étendu » connaît-il la paix après la souffrance d’un « niveau 7 » ? C’est le corps de l’aimé avec qui la distance se creuse : 

Il perd sa voix 

Je prends sa main 

 

le souffle manque 

je ne tiens plus rien 

rien ne tient à moi 

Le chiasme des derniers vers, l’espace blanc qui les sépare, nous le montrent : la voix s’éteint. On lit les manques du dialogue : « Le corps ne trouve plus sa place ».

La mémoire elle-même relie des faits du passé dont certains semblent annoncer la fin : première rencontre, une tache de vin comme du sang sur la chemise, à l’endroit du cœur. Le rouge sang et le noir sont les deux couleurs dominantes du livre.

On passe d’un temps à l’autre, entre analepse et prolepse, on mesure les écarts. Le souvenir de livres lus par la narratrice ou par l’aimé accompagne l’avancée du récit : Cosmos, L’Expérience intérieure de Georges Bataille, Le premier qui dort réveille l’autre (« il » pourrait-il réveiller « elle » de ce qui ne serait qu’un mauvais rêve ?) de Jean-Edern Hallier, des poètes chinois… Et puis la narratrice trouve un livre mort, c’est-à-dire jeté dans le local des poubelles, Le Chant du bourreau de Norman Mailer : désormais, la marche de Gary Gilmore, ce meurtrier qui réclamait sa propre exécution et l’obtint, croisera les souvenirs personnels.

Dans le labyrinthe, « un fil invisible / tendu / d’une façade / à l’autre » tisse les motifs de corps tranquille étendu en reprises non raccommodées du temps.

Une branche posée sur l’étagère, en juillet 2013, éprouve le temps passé depuis, « elle pourrit doucement ». Traces lyriques d’une floraison défaite. Fabienne Courtade suggère : 

passe la porte, tout se referme 

violemment 

(sans un bruit) 

L’opposition, paradoxale, exacerbe la dramaturgie faite de heurts intérieurs. La voix hésite, se reprend. Qui souffre maintenant, au présent de l’écriture ? La parenthèse est une sourdine. Les variations typographiques approchent la réalité : 

les pas minuscules glissent (crépitent) à la surface 

Le temps, sous forme de cycle, répète ses données : « (revient au début) ».

Les jours passés ont introduit la perte ou la modification des données : « le décor a bougé lentement », la blessure reste (le sang ressurgit), « les morts nous suivent nous appartiennent / attachés à une corde devenue invisible ». Parfois, l’allongement des vers amorce des retrouvailles – elles sont noyées :

La mer est tout près d’un fleuve
On sent son goût sous la langue

Deux vers impairs, 7 syllabes, « rien ne va plus ».

Plusieurs parenthèses ne ferment pas : l’histoire trop vite finie reste inachevée. Les retrouvailles ne peuvent être faites que de papiers collés, composant un tout-mosaïque. Pour se rejoindre, il faut traverser ces éléments : « une rue un boulevard / une montagne », en terre & au ciel, qui ne se livrent aucune bataille. « [A]u bout des doigts », ces gouttes, pluie, rosée : « on ressort vivant ».

[1]. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, Gallimard, 1954.

Isabelle Lévesque