Sur le même sujet

Quand le barde refait surface

Article publié dans le n°1023 (01 oct. 2010) de Quinzaines

 Bien qu’il s’agisse d’une réédition à l’identique du texte paru en deux tomes chez le même éditeur en 1991 dans la collection « L’aube des peuples », l’intérêt exceptionnel de cet ensemble justifie qu’on salue sa reprise en un volume unique et une collection plus accessible.
Elias Lönnrot
Le Kalevala, épopée des Finnois
 Bien qu’il s’agisse d’une réédition à l’identique du texte paru en deux tomes chez le même éditeur en 1991 dans la collection « L’aube des peuples », l’intérêt exceptionnel de cet ensemble justifie qu’on salue sa reprise en un volume unique et une collection plus accessible.

Elias Lönnrot est né en 1802 dans le sud d’un pays qui n’existe pas en tant que tel, puisque la Finlande est alors et depuis plusieurs siècles un duché suédois. En 1809, date de la conquête de ce duché par le tsar Alexandre Ier, à la très forte empreinte scandinave se superpose une russification forcée. C’est dans ce contexte que le futur auteur du Kalevala, de langue finnoise, va dès ses années estudiantines, puis de manière plus systématique à partir de l’obtention de son diplôme de médecin en 1832, se lancer dans une vaste entreprise ethnographique. Il parcourt le pays, en particulier les provinces de Savo et de Carélie à l’est et commence à y rencontrer des bardes capables de restituer en de longues psalmodies des centaines de vers transmis jusqu’à eux par une tradition purement orale. En 1831 déjà Lönnrot a fondé avec des amis la Société de Littérature finlandaise, publié des premiers poèmes sous le titre Kantele. Il aura de nombreux disciples qui compléteront ses travaux mais c’est lui qui donna son visage inattendu au surgissement d’une culture finnoise jusqu’alors méprisée parce que populaire, en composant à partir du matériel collecté une épopée en cinquante Chants et plus de 20 000 vers, dont il publie une première version en 1835, la version définitive, qui fait l’objet de la présente édition, datant de 1849. Lönnrot disparaît en 1884 et jusqu’à sa mort il aura recueilli et mis en forme les Poèmes magiques des anciens Finnois.

Cette monumentale résurrection des trésors de l’oralité ne constitue pas seulement un chef-d’œuvre d’érudit convaincu que son labeur de rhapsode restaurait une épopée continue, monument unique du génie d’un peuple – ce qui n’est pas du tout certain et fait bon marché de son propre apport comme auteur du Kalevala. On ne saurait en négliger la visée politique, puisqu’il s’agissait en somme de redonner sa dignité à une culture méconnue, et par là de revendiquer, contre l’Empire russe colonisateur, une autonomie qui ne sera acquise qu’en 1919, avec l’indépendance et la proclamation de la république de Finlande. Mais bien avant cette date, le texte-fleuve, traduit en suédois en 1841, en français en 1868, plus tard en trente langues, célébré par des poètes et Victor Hugo parmi les premiers, avait littéralement inventé la littérature finno-ougrienne, une des composantes originelles le plus tardivement venues au jour comme fondatrices à part entière de notre vieille Europe.

« Finno-ougrienne », comme ces langues en marge de la civilisation dominante indo-européenne, le finnois, le hongrois, l’estonien, le lapon ou, plus exotiques encore et, pour certaines d’entre elles s’éteignant peu à peu, le vogoule, l’ostyak, le mordve, le vepse…, toutes nées sans doute depuis la nuit des temps de part et d’autre de l’Oural, d’où parfois aussi leur dénomination d’ouralo-altaïques. Pour l’amoureux de la complexité humaine et surtout des cultures païennes et chamaniques qui ont précédé le triomphe unificateur (aplatisseur ?) du christianisme, ce livre est un régal.

Il le doit d’abord à son maître d’œuvre, Gabriel Rebourcet, spécialiste de ces cultures et de ces langues étranges qui ne devraient en aucun cas nous demeurer étrangères. Sa très copieuse Introduction, jamais ennuyeuse ni pontifiante, ravira en particulier ceux qui, comme nous, s’intéressent de près à la technique poétique, les précisions détaillées fournies sur les particularités de la langue, de la métrique, de l’allitération, du vocabulaire du Kalevala valant leçon sur le caractère savant d’une poésie populaire aussi sophistiquée et aussi riche que celle de notre Villon.

Villon en effet, non pas à cause d’une thématique qui, dans le Kalevala, est aussi paysanne et magicienne que celle de l’auteur du Testament est citadine et réaliste, mais bien parce que le traducteur a élu l’octosyllabe pour rendre le tétramètre trochaïque kalévaléen (vers de quatre pieds de deux syllabes chacun, une longue suivie d’une brève, sans rime mais fortement allitéré) et qu’il nous convainc en quelques pages lumineuses de la pertinence de son choix.

Le résultat est un texte français d’abord rythmique, qui ne s’attarde jamais mais bondit avec la fougue de ces luges attelées d’un cheval qui foncent à travers le paysage, emportant des héros dont la pondération n’est pas le fort vers des conquêtes de pucelles ou des travaux d’Hercule aussi saugrenus qu’impossibles. Dans des décors interchangeables de manoirs bâtis de poutres et de rondins, dont le poème vante la magnificence mais dont les quelques saisissantes photos de la Carélie fin de siècle révèlent surtout l’exiguïté et la pauvreté extrêmes, le garçon – car c’est toujours un garçon –, une vraie tête brûlée, rejette un à un les arguments de sa mère, vieille geignarde qui tente de le retenir, et part comme un fou, bien souvent pour se casser le nez sur des obstacles imprévus.

Quant au barde plus âgé, voire carrément amorti, à l’image du Väinämöinen (6 syllabes à lui tout seul !) des premiers Chants, le déclamateur-roi, « la barbe sage » (et en effet les clichés de tels aèdes, pris vers 1880, montrent des sortes de moujiks à la pilosité surabondante, aux regards hallucinés), il semble aussi dément que le jeunot qui le défie et qui, vaincu en une mémorable joute oratoire, concède impudemment à son aîné la jouissance de sa propre sœur ! La jeune fille ne veut pas du barbon, s’échappe, se jette à l’eau et lorsque l’amoureux transi la repêche dans son filet sous la forme d’un gros poisson, elle se moque de lui et s’évade à jamais.

Le Kalevala est lieu de magie. Les chanteurs sont déjà ou se font chamans ou aspirent à le devenir. La démesure épique ne le cède en rien ici à celle de l’Iliade. Un blessé perd son sang à bouillons si impétueux qu’ils feraient déborder la Baltique, mais le chaman broie des onguents à la vitesse de l’éclair et lui refait un genou intact. Bien moins rationnelle que l’Odyssée l’épopée kalévaléenne pousse l’animisme jusqu’à donner une âme au fer, avec qui l’on dialogue comme s’il s’agissait d’un être vivant qu’il fallût convaincre soit de renoncer au pouvoir qu’il a exercé indûment en agressant la chair d’un homme, soit de décupler ce pouvoir, accomplissant en un clin d’œil la tâche de cent bûcherons.

Monde sans conteste primitif, dont les héros sont des gaillards, où faire la cour à une demoiselle implique, figure obligée du discours, l’évocation idyllique (pour le mâle) de l’épouse brassant la bière et récurant le plancher pour son seigneur et maître. Notons tout de même que l’impétrante accepte mal ce statut de première serpillière et que, sans aller toujours jusqu’au tragique du suicide perpétré par la promise involontaire de Väinämöinen, nombre de personnages féminins du texte ruent dans les brancards, brocardent et raillent leurs soupirants avec une verve d’une sympathique férocité. Notons aussi que le ton kalévaléen, beaucoup plus souvent persifleur ou même franchement comique que celui de l’épopée canonique d’Homère, plus ancienne il est vrai d’au moins quinze siècles, fustige sans pitié le garçon lourdaud, trop sûr de lui, ridicule de vantardise, et distille des péroraisons féminines d’une finesse parfois accomplie. Et le barde Lemminkäinen, coureur de filles, joyeux luron, n’engendre pas plus la mélancolie que Merlin.

Situées dans le cadre naturel d’un pays assez peu varié, landes et marécages, à la fois terrien et maritime, où les pratiques courantes de la survie impliquent l’art de construire une maison et de fabriquer un bateau, les péripéties du Kalevala contiennent nombre de recettes. Guérir les maladies, cultiver la terre, chasser, capturer le poisson, conquérir une épouse, contenter ses parents ou les vaincre, se marier enfin, obéir aux usages : un ample manuel de savoir-vivre se déploie ici, qui fait cependant la part belle, plus belle peut-être que dans tout autre tradition, au rapport de l’homme avec les phénomènes naturels, la forêt, les animaux. L’ambiguïté est étonnante : on chasse et on mange l’ours, mais il est simultanément l’oncle ou le cousin ou le frère et une fois tué il regagne les bois sous forme d’une dépouille qu’on suspend à un arbre magique afin que l’ours, membre quasi divinisé du clan, puisse régner éternellement sur son domaine.

Quant à la mort, on la frôle en montant vers le nord, la terre des Lapons, qui sont gens de grande origine, magiciens redoutables et redoutés. Dans le territoire de Pohjola sévit Louhi la chamane, qui impose à Väinämöinen, pourtant le meilleur connaisseur des belles runes et donc du savoir ancien, une mission qu’il ne saurait accomplir : fabriquer le sampo, ustensile jamais décrit en totalité, sorte de corne d’abondance, aussi mystérieux que l’herbe moly de l’Odyssée ou que le Graal. Lequel Väinämöinen, impuissant à satisfaire la prêtresse, expédie là-haut le forgeron Ilmarinen, qui a forgé la voûte du ciel, une référence, et saura, lui, marteler le sampo. Magie païenne de la destruction, magie païenne de la création : à mesure que se déroulent les Chants du Kalevala, à la même allure torrentielle de bride abattue si bien mimée par l’octosyllabe, certaines contaminations chrétiennes tardives viennent en altérer la pureté (ou l’impureté) native (ou naïve), mais sans jamais ramener son charme puissant à la banalité du trop connu.

Un reproche ? Pour traduire l’immense vocabulaire de la nature que possède une langue agglutinante qui dispose de plusieurs centaines de mots pour décrire le bruit du vent, Gabriel Rebourcet, pour notre entière jubilation, fait flèche de tout bois, emprunte des vocables sortis de l’usage datant d’avant l’appauvrissement du français par le prétendu « bon usage » du classicisme castrateur. Mille fois bravo ! Mais il met parfois une confiance excessive dans l’étendue de la culture linguistique exigée de son lecteur, et d’ailleurs n’avoue-t-il pas sans fausse pudeur créer des mots quand décidément il en manque ? Rien de blâmable s’il y a une note, mais il arrive qu’on la cherche en bas de page, vainement.

N’importe, le plaisir subsiste et il emporte au grand galop la phrase et nos hésitations « dans les prés de Väinölä, / les landes du Kalevala ».

Maurice Mourier

Vous aimerez aussi