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Résumé de tous les arts

Article publié dans le n°1127 (01 mai 2015) de Quinzaines

Dans une lettre de 1977, Roland Barthes écrivait à Michelangelo Antonioni qu’il le jugeait à la fois très clair et très complexe, et se demandait si ce n’était pas là la définition du classicisme. Les visiteurs qui se rendront à l’exposition organisée à la Cinémathèque de Bercy, et qui liront le catalogue consacré au cinéaste, en décideront.

EXPOSITION

MICHELANGELO ANTONIONI

Cinémathèque française

51, rue de Bercy, 75012 Paris

9 avril - 19 juillet 2015

 

Catalogue de l'exposition

Sous la direction de Dominique Païni

Flammarion/cinémathèque française, 170 p., 39 €

Dans une lettre de 1977, Roland Barthes écrivait à Michelangelo Antonioni qu’il le jugeait à la fois très clair et très complexe, et se demandait si ce n’était pas là la définition du classicisme. Les visiteurs qui se rendront à l’exposition organisée à la Cinémathèque de Bercy, et qui liront le catalogue consacré au cinéaste, en décideront.

Grande est l’influence qu’exerce, aujourd’hui encore, Antonioni sur de nombreux plasticiens et vidéastes. On voit, dans les derniers espaces de cette exposition, les travaux de Julien Crépieux, Philippe Parreno ou Peter Welz. Antonioni est influent aussi en Asie, chez Wong Kar-wai, Hou Hsao-sien ou Jia Zhang-ke. Et ne parlons pas du jugement de ses pairs : on trouve ici certains de leurs témoignages d’admiration – des lettres en particulier. Celle que Volker Schlöndorff adresse à l’auteur d’Identification d’une femme, tandis qu’il travaille sur Un amour de Swann, donne envie de revoir ce beau film à l’affiche lumineuse.

Antonioni ferait-il l’unanimité ? Loin de là. Ses films provoquent des polémiques, des dissensions, des rejets. François Truffaut, pour ne parler que de lui, appréciait peu l’univers du cinéaste italien. Et cet adjectif, « italien », lui convient-il ? Certes, il est né à Ferrare, mais c’est une ville à part entre Bologne et Ravenne, une cité singulière. Il est l’ami d’enfance de Bassani, avec qui il joue au tennis, avant la Seconde Guerre mondiale et ce que l’auteur du Roman de Ferrare en raconte. Il quitte sa ville pour Rome, comme le fait un autre natif d’Émilie-Romagne, Fellini. À Rome, il écrit d’ailleurs le scénario du Cheikh blanc pour celui qui restera un ami. Entre eux, peu de points communs au plan esthétique, même si La Dolce Vita est contemporaine de L’Avventura et de La Nuit et qu’un même acteur apparaît dans deux de ces films : Marcello Mastroianni.

Antonioni est davantage un contemporain de Visconti. Il commence comme lui par un documentaire, Les Gens du Pô, tourné avec l’autorisation du gouvernement fasciste et, bien plus tard, réalise Le Cri, qui fait écho aux Amants diaboliques. Mais l’influence italienne majeure du cinéaste se trouve sans doute chez des peintres comme De Chirico ou Morandi. L’exposition présente certaines de leurs toiles, met en regard une photo de L’Avventura et une toile « métaphysique » de De Chirico lui faisant écho. Les arcades Renaissance, les jeux de l’ombre et de la lumière, le silence et le vide d’une place, on les retrouvera souvent dans les films d’Antonioni. Il n’est qu’à penser à la dernière séquence de Profession reporter, que le cinéaste analyse devant sa table de montage dans un document tiré de « Cinéastes de notre temps ». Treize minutes trente passionnantes. Alors, plutôt qu’italien, pensons-le mondial, comme l’étaient Resnais, Bergman et quelques autres. Ce d’autant plus que, à un tournant de sa vie, il choisit la Grande-Bretagne et les États-Unis pour filmer. Mais pas seulement pour cela.

Antonioni a des rapports d’amour/haine avec son pays. Certes, il n’est pas le seul, et Risi ou Fellini sont aussi cruels que lui avec la petite bourgeoisie ou les riches désœuvrés, mais cette cruauté est marquée par le sens du grotesque et par une forme de tendresse qu’on ne trouve pas dans le cycle que consacre Antonioni à la classe montante dans l’Italie du miracle : L’Avventura, La Nuit et L’Éclipse sont des films froids, voire glaciaux. Il n’est qu’à regarder certains plans, figurant dans le catalogue, et notamment un plan montrant Monica Vitti et Alain Delon de part et d’autre d’un pilier, pour mesurer la distance qui sépare hommes et femmes. Dans l’exposition, des extraits de ces films éveillent la même sensation. Les espaces urbains disent à la fois la modernité de l’acier et du verre dépoli et la fin d’une humanité. Et comme Antonioni filme espace et êtres dans la durée, sans exclure les digressions apparentes, c’est plus sensible encore.

La polémique suscitée par L’Avventura à Cannes tient en partie à cette esthétique, qui ne choque plus autant aujourd’hui. On lira à ce propos le très bel article de Françoise Sagan dans L’Express, figurant dans l’exposition et reproduit dans le catalogue. Il résonne curieusement aujourd’hui : « Je crois qu’on est tellement habitué à ce qu’on vous mâche le travail au cinéma, tellement habitué à voir un gros plan quand quelqu’un dit : “ Je vous aime” et un mouchoir de batiste quand quelqu’un pleure, on est tellement habitué à être “fixé” qu’on est devenu incapable du moindre effort intellectuel dès qu’on est assis dans le noir, un esquimau à la main. » Elle écrit cela après avoir reproché au film une trentaine de minutes de trop, critique sur laquelle elle revient à la fin de son article… Les mêmes critiques ont accablé Antonioni et Alain Resnais. Ils avaient choisi le même compositeur pour éclairer La Nuit et Hiroshima mon amour : Giovanni Fusco. Pure coïncidence, ou presque.

Si les périodes se suivent et se distinguent, on notera toutefois une certaine constante. L’enfant qui dessinait des portraits de Louise Brooks et collectionnait les « cartoline » représentant ses acteurs favoris a eu deux muses, qui furent également des amantes. La première est Lucia Bosé. Il la révèle dans Chronique d’un amour, la fait jouer dans La Dame sans camélias. La seconde est Monica Vitti, sa grande interprète jusqu’au Désert rouge, film d’une noirceur angoissante et qui annonce la destruction du paysage et la fin d’un monde. Ils se quittent et elle ne jouera plus pour lui qu’en 1980, dans Le Mystère d’Oberwald, film expérimental d’après Cocteau. Mais, de même que Sternberg a « fabriqué » Marlène Dietrich et qu’Anna Karina est née dans les films de Godard, Monica Vitti est le cinéma d’Antonioni. Plus tard, Christine Boisson évoquera Louise Brooks dans Identification d’une femme. Ses derniers films ramènent le cinéaste à Ferrare, et à une forme d’humanité : « J’ai voulu faire complètement abstraction de ces questions de couleur et de décors, pour ne m’intéresser qu’à mes personnages. Auparavant, je prêtais beaucoup trop d’importance à l’environnement. C’est devenu trop facile de faire des images belles. »

Ces images belles, on ne les quitte jamais, même si Antonioni ne veut plus en faire. Ou plutôt elles ne nous quittent pas. Sans doute parce qu’elles ont à voir avec la peinture, sa grande passion. Lorsqu’il tournait Blow-Up, il songeait à Mark Rothko, rencontré à New York. Le vert des pelouses londoniennes, les couleurs flashy des mannequins filiformes, le son rock des Yardbirds ou de Herbie Hancock, il est le premier à les avoir peints en images. Zabriskie Point est filmé dans un désert qui rappelle certaines toiles de Pollock. On sera étonné par la série de toiles intitulée « La Montagne enchantée », accrochée non loin des documents consacrés à Zabriskie Point. On pense aux peintures sous mescaline d’Henri Michaux, ou à des Dubuffet.

« Je pense que le cinéma est très proche de tous les arts en général et qu’il les résume un peu tous. » L’exposition, qui tient en une vaste salle, riche toutefois en documents de toutes sortes, en témoigne, ô combien.

Norbert Czarny

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