Sur le même sujet

A lire aussi

Retour de l'enchanteur

Article publié dans le n°1115 (01 nov. 2014) de Quinzaines

« L’enchanteur », tel était le surnom de Chateaubriand. Il témoignait hautement du fait que, malgré l’extrême originalité politique des positions d’un auteur dont les engagements idéologiques contrastés et évolutifs ont marqué en profondeur son temps, ce que l’on retient essentiellement de son œuvre, c’est la magie d’une écriture.
Julien Gracq
Les terres du couchant
(Corti)
« L’enchanteur », tel était le surnom de Chateaubriand. Il témoignait hautement du fait que, malgré l’extrême originalité politique des positions d’un auteur dont les engagements idéologiques contrastés et évolutifs ont marqué en profondeur son temps, ce que l’on retient essentiellement de son œuvre, c’est la magie d’une écriture.

Cette pérennité purement esthétique, il me semble qu’elle caractérise Gracq d’une manière encore plus nette. Il est chez nous des écrivains dont la langue porte les stigmates d’un souci évident de perfection inatteignable en dehors d’une recherche obstinée de la beauté formelle. Tout se passe comme si leur pratique, constamment asymptotique à celle du poète, se proposait d’illustrer le précepte énoncé par Mallarmé dans Crise de vers selon lequel prose et poésie, quand elles comptent, sont séparées non par une différence de nature, mais par une simple « accentuation » dans l’emploi fait du langage.

Ainsi, on n’ira guère – ou on n’ira plus – chercher l’exactitude documentaire dans la description somptueuse que bâtit Chateaubriand des rives du Meschacébé, on ne se demandera pas si vraiment, pour le voyageur quittant Terre-Neuve en bateau, l’île exhale un subtil parfum d’héliotrope, mais plus jamais le Mississipi et la grande terre canadienne gisant à l’ouest du Saint-Laurent ne distilleront autant de magie efficace que dans les Mémoires de l’enchanteur.

Moins encore que Chateaubriand le Breton, dont l’œuvre et les préoccupations sont beaucoup plus vastes, Gracq le Nantais – un petit peu breton donc, lui aussi, mais « un pas de côté » – s’est passionné comme artiste (dans la vie, il fut communiste, ce qui implique une attention, au moins minimale, aux questions sociales) pour les problèmes insolubles de l’humanité souffrante, sauf sur un point : le bouleversement que la guerre apporte dans l’organisation des sociétés, les changements drastiques qu’elle provoque dans l’Histoire. Son œuvre peu fournie en matière de fiction romanesque se révèle imprégnée de l’expérience puis du souvenir de la Seconde Guerre mondiale, à laquelle il a participé. Mais par rapport au monde qui l’entoure, sa position préférée est celle d’un observateur détaché et distant, même quand il s’agit des conflits qui ont déchiré et à demi tué l’Europe.

La guerre, soit il en recule la réalité, pourtant perçue dans sa bestialité foncière, jusqu’en un passé imprécis où s’agitent des ethnies improbables (Le Rivage des Syrtes), soit il l’aborde de front (Un balcon en forêt) mais, servi en cela par l’atmosphère irréelle d’attente indécise qui fut celle de la véritable « drôle de guerre » qu’ont vécue les combattants français en 1939-1940, il situe significativement son héros sur une sorte d’absurde belvédère d’où il contemple curieusement, parfois comme amusé, l’avancée du mufle de la bête immonde. Ou bien, comme dans La Presqu’île, la présence de l’ennemi est perceptible, voire tangible (Le Roi Cophétua), mais en arrière-plan du récit, qu’elle conditionne sans le submerger. Partout cependant on perçoit clairement ou confusément que la confrontation avec la mort fut, comme pour la plupart des gens de sa génération, l’affaire majeure de la vie du professeur Louis Poirier, né en 1910.

En dehors de ses admirables journaux de critique littéraire, une part importante de la production non strictement romanesque de Gracq consiste en explorations du « pays en ses profondeurs » comme disait De Gaulle, ou de sa ville de Nantes, en Carnets du grand chemin que ce marcheur infatigable rédigea avec la précision de naturaliste et l’enthousiasme pour la beauté des paysages du géographe qu’il était aussi. Alors le territoire se déroule devant ses yeux comme une immense carte où parfois s’insèrent des hommes qu’il salue, plein d’urbanité et de déférence mais non pas possédé du désir fou de les connaître (il aime les amis, évite les relations de surface), à moins, ici ou là, qu’il ne s’agisse de femmes (il partage avec son maître André Breton une inclination particulière à leur égard).

Quand on découvre dans une malle un manuscrit inédit de cet auteur qui s’est toute sa vie tenu à l’écart de la foule, à la fois farouchement soucieux du maintien de son espace privé et de goûts élitaires revendiqués quoiqu’il fût sans mépris envers les autres et fort affable, nous voici surpris, excités, angoissés surtout. Et si ces Terres du couchant, texte inachevé et abandonné au profit de la rédaction de ce chef-d’œuvre qu’est Un balcon en forêt, mais qui occupa trois ans le romancier après la publication du Rivage des Syrtes, jusqu’en 1956, allaient être un fiasco relatif et modifier l’image d’un écrivain plus que tout autre épris d’excellence littéraire ?

Eh bien, non, ce livre est dans le droit fil du meilleur Gracq, tellement gracquien que les enchantés d’une écriture poétique aussi singulière y trouveront plus que leur compte. Les obsessions du narrateur n’y sont pas nouvelles et le lecteur est d’emblée plongé, comme au cœur des Syrtes, au centre d’une intrigue déceptive. Une civilisation se meurt dans un étouffant farniente ; sur ses confins, des barbares sont lancés dans une guerre de conquête et d’extermination qui réussira. Un groupe de hardis cavaliers, bravant les interdits du Royaume assoupi, s’évade de Bréga-Vieil, nouvelle Capoue, et va se mettre d’une façon chevaleresque et suicidaire au service de la ville du Sud, Roscharta assiégée, où il attend bravement la mort au milieu des citadins sans espoir, dont une ultime sortie, en vue de défendre le château d’Armagh, bastion avancé de la cité, échoue totalement.

Au rebours de certaines apparences, le récit n’est pas ici uniquement celui de l’oisiveté forcée et de l’angoisse devant l’inéluctable issue. Cette phase, terminale à tous les sens du terme, est précédée d’une série de mouvements inhabituelle chez Gracq. L’aventure commence en effet par la fuite clandestine hors de Bréga-Vieil et revêt, dans sa préparation et son déroulement, bien des traits du roman d’espionnage ou, au moins, du roman dramatisé à la Jules Verne. La longue traversée de provinces pas encore conquises mais déjà laissées en friche par leurs habitants que le pouvoir central a abandonnés a des aspects picaresques. L’épisode du séjour au bord de la mer dans un village de pêcheurs, séjour idyllique qui s’achève abruptement lorsqu’un des compagnons de l’équipée contracte la fièvre des marais et en meurt, installe dans la trame romanesque une sorte de clairière heureuse, occupée par le plaisir tout physique des travaux des champs et de la mer. Enfin, la percée guerrière insensée des assiégés de Roscharta bénéficie d’une mise en scène « à suspense » impressionnante, riche en notations de « choses vues », unique dans l’œuvre de Gracq.

Est-ce cette singularité, et presque cette anomalie d’une structure faite de pièces et de morceaux (pourtant sans impression de décousu), et d’une composition beaucoup plus heurtée qu’ailleurs, est-ce la proximité trop décryptable entre la situation de Bréga-Vieil et celle de la France ankylosée de 1939 qui, assiégée sur ses marges, fut incapable de s’opposer efficacement aux barbares nazis, ici transposés en une horde de Huns, est-ce tout cela qui a motivé l’abandon définitif d’un projet pourtant proche de son achèvement ? Est-ce plutôt, comme le pense Bernhild Boie, l’ampleur d’un livre dont la puissance descriptive embrasse tous les décors naturels possibles : plaine, forêt, rivage marin, désert, haute montagne, en une sorte de raccourci géographique de la beauté fragile du monde ?

Je croirais plutôt que l’auteur, lancé dans une entreprise où la qualité exceptionnelle de l’écriture poétique – comparaisons audacieuses, métaphores filées, extrême attention portée au vocabulaire, comme chez Breton commentant plus tard les Constellations de Miró – supplantait de plus en plus, à mesure qu’avançait le récit et malgré des efforts méritoires du côté de l’intrigue, l’intérêt habituellement polarisé, dans un roman, par « l’histoire », n’a pas osé sauter le pas (ce qu’il pourra se permettre dans ses nouvelles) et carrément tenter de créer un récit atypique autant que celui de Nadja.

Son livre tendait irrésistiblement au poème en prose démesuré, et il a pris peur, préférant se guérir d’une tentation de délirer grâce à l’évocation d’une réalité beaucoup plus concrète, celle de la vie du lieutenant Grange dans la forêt du Balcon. L’écriture follement poétique des Terres du couchant faisait décidément craquer les coutures du roman traditionnel. Mais pour nous qui admirons Gracq pour ses écarts précisément, pas de petites histoires, pas d’enjeux de société, pas de lutte des sexes, pas de lutte des classes, juste un bol de poésie pure, quel repos, quel enchantement !

Maurice Mourier

Vous aimerez aussi