Sortir du labyrinthe.

Article publié dans le n°1006 (01 janv. 2010) de Quinzaines

 Deux livres de David Albahari paraissent cet automne. L’un, Sangsues, est un long roman à l’atmosphère étouffante, dans la ligne de Globe-trotter ou de L’Homme de neige. Il se déroule en Serbie, en 1998, alors que le pouvoir incarné par Miloševic vacille sans que la peur disparaisse. Les sociétés secrètes et groupes clandestins pullulent. L’autre, Ma femme, est un recueil de nouvelles sur le thème du couple. Curieusement le mot de roman figure en page de titre. Nous avons interrogé l’écrivain sur cette ambiguïté, et sur d’autres aspects de son œuvre, lors de son récent passage à Paris.
 Deux livres de David Albahari paraissent cet automne. L’un, Sangsues, est un long roman à l’atmosphère étouffante, dans la ligne de Globe-trotter ou de L’Homme de neige. Il se déroule en Serbie, en 1998, alors que le pouvoir incarné par Miloševic vacille sans que la peur disparaisse. Les sociétés secrètes et groupes clandestins pullulent. L’autre, Ma femme, est un recueil de nouvelles sur le thème du couple. Curieusement le mot de roman figure en page de titre. Nous avons interrogé l’écrivain sur cette ambiguïté, et sur d’autres aspects de son œuvre, lors de son récent passage à Paris.

Q. L. – Votre éditeur semble s’être trompé en intitulant roman ce recueil de nouvelles…

D. A. – Peut-être n’est-ce pas une erreur… L’auteur n’a pas envie de remplir les vides entre les nouvelles, il n’en a pas le temps. La nouvelle est un genre qui suppose pour moi la densité : on jette ce qui n’est pas nécessaire, on entre dans le vif et on n’a pas le temps de décrire les lieux, l’époque. Ce recueil est constitué de nouvelles d’époques diverses ; elles évoquent toutes le couple et la fin reste ouverte. La résonnance est forte longtemps après. Le travail du lecteur est important.

Q. L. – Cette question du genre n’est pas anodine, pour qui vous lit depuis longtemps.

D. A. – Le genre vise la pureté. Je n’ai pas le respect du genre. Un écrivain contemporain doit se mouvoir parmi les genres, les traverser, les prendre pour le meilleur.
Venons-en plus précisément à Sangsues. Tout part d’une scène brutale à laquelle assiste le narrateur, un journaliste, sur un quai du Danube, à Zemun, périphérie de Belgrade. Il essaie de comprendre ce qu’il a vu, établit des liens avec tout ce qu’il voit, apprend, mène une enquête…
J’ai en effet joué avec la forme du thriller. C’est une histoire dans laquelle rien n’est jamais sûr. La paranoïa est le seul espoir. Pour reprendre un propos de Pynchon, je dirais qu’il est terrible de vivre dans un monde dans lequel tout est relié. Mais il est pire encore de vivre dans un monde dans lequel rien n’est relié. Dans cette histoire, chercher le lien est la seule sauvegarde.

Q. L. – C’était déjà le cas dans un de vos précédents romans, Mrak (Ténèbres).

D. A. – J’ai une certaine affection pour ce roman. J’étais persuadé qu’il susciterait la polémique en Serbie, par les références que j’y faisais à certains écrivains du pays. Rien ne s’est produit et j’ai compris que je n’étais pas fait pour le roman engagé. Mais le thème de la paranoïa, d’autres motifs aussi, reviennent dans le roman qui paraît.

Q. L.Sangsues fait allusion à un antisémitisme apparemment répandu à cette époque.

D. A. – Le roman est fondé sur des événements bien réels. Dans le système communiste qui existait avant, l’antisémitisme ne pouvait s’exprimer. Avec la démocratie il a pu se manifester de façon ouverte. Entendez-moi : je ne regrette pas l’ancien système. La Serbie ressemble à la plupart des pays démocratiques de ce point de vue. Si je pouvais éprouver une mince consolation, je dirais qu’au Canada, ces manifestations sont plus fréquentes.
Il est cependant pénible de lire son nom dans une liste d’écrivains juifs et non pas serbes.

Q. L. – Dans le roman, cet antisémitisme pousse le narrateur qui n’est pas juif, à se rapprocher de la communauté juive de Zemun, qui a une histoire.

D. A. – En effet. Elle a réussi à vivre dans cette zone du pays qui étant frontalière était réservée aux militaires de l’Empire austro-hongrois. C’est une communauté charnière puisqu’elle comportait aussi bien des Juifs orientaux, des Balkans, que des ashkénazes incarnant l’Europe. Elle fait le lien. Et puis c’est parmi les Juifs que l’on trouvait les marchands de sangsues. Dans le roman, le narrateur fuit dans l’Histoire, dans le passé. Le présent est trop pesant.

Q. L. – Pour expliquer ce qui arrive, le narrateur a aussi deux « systèmes » : les mathématiques et la Kabbale. Il parle à propos de tout ce qui arrive, d’« équations à plusieurs inconnues ».

D. A. – Je ne suis pas très doué en mathématiques et j’ai demandé à Vladimir Tasic son aide. Il m’a reproché le côté cliché de Michovitch, le mathématicien de Sangsues. Mais sur le fond, cela lui convenait. Pour ce qui est de la Kabbale, c’est la seule voie de sortie pour le petit groupe de Juifs qui se sent menacé : il fuit par le surnaturel, par l’invention d’un Golem, comme dans l’histoire de Meyrink. Pour le romancier que je suis, amateur en matière de kabbale, je sais peu de choses. Je ne savais comment sortir du labyrinthe, j’en suis sorti ainsi, avant que le héros lui-même n’en sorte.

Q. L. – C’est en effet un roman labyrinthique, avec des trajets incessants, qui se répètent. Est-ce que les personnages peuvent en sortir ?

D. A. – Je ne le pense pas. Pas davantage que le lecteur ne le peut. J’utilise cette forme du labyrinthe à dessein. C’est la forme idéale pour le héros dépassé par ce qui lui arrive. Il n’a aucun espoir et le romancier que je suis quitte le roman avant que le narrateur ne s’en sorte. Il ne devient pas fou, mais arrive à un certain niveau de compréhension des choses.

Q. L. – Un écrivain fameux apparaît dans ce labyrinthe, Borges…

D. A. – J’ai un rapport étrange avec lui. C’est l’écrivain que chaque écrivain doit avoir lu, mais qui reste inimitable. Il est si reconnaissable, que le moindre emprunt est indentifiable. Le modèle qu’il a créé est amené à un tel degré de perfection qu’on ne peut que citer son nom.

Q. L. – Cette forme labyrinthique se retrouve dans l’écriture. Ceux qui vous lisent depuis L’Appât, votre premier roman paru en France, ont l’habitude de ce paragraphe unique qui court sur cent ou deux cents pages. Ici, il y a des chapitres…

D. A. – Voulus par l’éditeur français ! Dans l’édition originale, le paragraphe était unique, sur quatre cents pages. Je suis très influencé par Thomas Bernhard, et pour en revenir à ce que je disais tout à l’heure du genre, j’aime la poésie. Je conçois ce roman comme un poème épique, avec un refrain.

Q. L. – L’écriture de Ma femme est plus fragmentaire…

D. A. – Les fragments sont plus petits. Sangsues est un énorme fragment. L’autre « marque de fabrique » est l’ironie.
Je parlerais plutôt d’absurde. L’ironie est constitutive dans ce que j’écris, c’est la seule manière d’écrire. Mais dans Sangsues, il y a toujours quelque chose en inadéquation, quelque chose d’aberrant. Un peu à l’image de la réalité serbe que j’évoque. L’inflation, par exemple, vous permettait d’acheter un appartement pour des sommes dérisoires, quelques centaines de marks. Quand on les avait. Et puis entre le réel et ce que l’on vivait, le décalage était constant.

Q. L. – Autant Sangsues est ancré dans un espace et un temps précis, autant ce n’est pas le cas avec Ma femme.

D. A. – Pour les raisons que j’ai évoquées précédemment : il s’agit de nouvelles et je vais à l’essentiel, sans situer dans un lieu.
L’une des nouvelles, « Un troisième », était une commande de l’édition serbe de Playboy. On m’a demandé une nouvelle simple, un texte érotique. Cela ne m’intéressait pas vraiment et j’ai écrit une nouvelle tragique, derrière le motif érotique. Le rapport amoureux y est poussé jusqu’aux limites. Jusque-là, ma prose n’avait rien de très physique. Les couples que je décris, dans ce texte par exemple, se servent des mots pour se torturer. La parole est l’arme la plus redoutable. Or pour un écrivain, tout est mot, tout est terrible. Le plus terrible est ce que les mots ne peuvent nous dire. Ce qui est, j’en conviens, une vieille lamentation post-moderne alors que nous sommes sortis de ce post-moderne…

Q. L. – Vous êtes né en Yougoslavie, comme votre compatriote Danilo Kis. Puis vous avez vécu en Serbie, et depuis 1994, vous vivez au Canada. Quelle est votre identité ?

D. A. – J’ai grandi dans la communauté juive et à chaque camp de vacances organisé par cette communauté, nous avions ce débat sur qu’est-ce qu’être juif.
Mes héros ne savent pas qui ils sont, et ils marchent. Ils sont une partie de moi-même et donc je ne suis pas un homme qui marche, mais une troupe d’hommes à l’identité incertaine.
Le mieux que nous puissions être, c’est être humain. Mais écrivant encore, je ne suis pas sûr d’être enfin devenu cette petite chose.

Norbert Czarny

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