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Article publié dans le n°1253 (18 mai 2023) de Quinzaines

Questions à Bernard Pautrat, directeur de la publication des Œuvres complètes de Spinoza, dans la Pléiade, en octobre 2022.
Spinoza
Œuvres complètes
Questions à Bernard Pautrat, directeur de la publication des Œuvres complètes de Spinoza, dans la Pléiade, en octobre 2022.

Michel Juffé : Je viens de parcourir cette nouvelle édition… Je suis frappé par sa nouveauté, par sa complétude, par la forte homogénéité de l’ensemble. Et j’ai admiré votre introduction d’une trentaine de pages où vous parlez de Spinoza et de sa quête du « vrai bien », de manière à la fois familière, rigoureuse et fluide. Où ne manquent pas quelques traits bien acérés, tels qu’« On ne peut être à la fois Sartre et Spinoza ».

Je verrai cet entretien en deux parties : comment vous avez concocté cet ouvrage, puis vos rapports avec Spinoza, y compris personnels, si je puis dire, sachant que vous êtes l’un de ses grands traducteurs. Question préalable : qui êtes-vous, quel est votre parcours ? 

Bernard Pautrat :Mon parcours est très simple. Alors que j’étais au lycée, on m’a dit de me présenter au concours d’entrée à l’École normale supérieure. J’ai été reçu à la première tentative. J’y ai été élève de 1962 à 1967, j’ai passé l’agrégation de philo puis j’ai été professeur en classe terminale de lycée durant un an, à Rouen. Louis Althusser et Jacques Derrida[1] m’ont fait savoir qu’il était possible d’être recruté comme enseignant à l’ENS. Ça ne se refuse pas ! J’y suis resté de 1968 à 2012. J’y ai passé ma vie. 

M. J. : Cela nous suffira pour aujourd’hui. Je vais passer à des questions très courtes sur cette aventure éditoriale. Qu’est-ce qui a conduit Gallimard à proposer cette nouvelle édition et à faire appel à vous ? 

B. P. : Hugues Pradier, qui dirige la collection, s’est rendu compte, peut-être éclairé par d’autres avis, que le volume de 1954 était très dépassé. Je ne connaissais pas Hugues Pradier, et j’ai reçu un e-mail de lui me demandant si éventuellement j’étais prêt à prendre la direction de ce nouveau volume. Je me suis demandé : « En suis-je capable ? » J’ai dit oui, en donnant quelques précisions pour qu’il n’y ait pas de malentendu entre M. Pradier et moi. Il fallait qu’il comprenne que je n’étais pas un éditeur scientifique et que je n’étais pas très porté sur les notes. Ensuite, nous nous sommes très bien entendus, tout au long du travail. Je lui en rends grâce. Cela a commencé en novembre 2018. 

M. J. : Il a donc fallu un peu moins de quatre ans pour mener à bien cette entreprise. C’est rapide. 

B. P. : C’est vrai, mais sinon cela risquait de s’éterniser. Et je n’aime pas cela. 

M. J. : Avez-vous choisi vos collaborateurs ? Personne ne vous a été imposé ? 

B. P. : Si je prends dans l’ordre – excepté ce que j’ai traduit –, il y a Les Principes de la philosophie de Descartes. Je me suis dit : « Pourquoi un spinoziste pour s’en occuper ? Après tout, un cartésien sera bien placé pour juger de ce texte, sans se laisser emporter par la passion spinoziste. » Un nom m’est venu en tête, car je le connais depuis très longtemps : celui de Denis Kambouchner, qui a dit oui tout de suite. Il s’est rendu compte de la difficulté du travail et a demandé à Frédéric de Buzon, autre cartésien, de se joindre à lui.

Ensuite le Traité théologico-politique : Dan Arbib m’a signalé, à la sortie d’un cours – bien avant cette édition –, qu’il n’aimait pas la traduction des PUF et m’a dit : « J’aurais presque envie de le retraduire. » Je lui ai répondu : « Pourquoi pas ? » et l’ai orienté vers un éditeur. Cela ne s’est pas réalisé et lorsque j’ai pris en charge cette nouvelle édition, je lui ai demandé de le faire. C’est un énorme travail. Lui aussi est cartésien, mais Spinoza l’a été aussi. Dan Arbib est juif et connaît très bien l’hébreu, ce qu’il fallait pour une traduction de qualité.

Le Court Traité a été écrit en néerlandais. Il fallait connaître cette langue, l’époque, la pensée de Spinoza. Catherine Secretan avait tout ce qu’il fallait pour ça.

Il n’a pas été facile de trouver quelqu’un pour le Précis de grammaire de la langue hébraïque. Un certain nombre de personnalités n’ont pas souhaité s’en charger. On m’a recommandé un jeune homme qui pourrait être intéressé : Peter Nahon, dont j’ai fait la connaissance à cette occasion. Vu le caractère ingrat de la tâche, il était utile qu’il soit un grand connaisseur des grammaires hébraïques. Cela lui permettait d’être sévère avec la grammaire de Spinoza. 

M. J. : J’ai lu son introduction. J’ai été sidéré, car je croyais, sans la moindre preuve à l’appui, que cette grammaire était de la même qualité que les autres textes, que Spinoza innovait là aussi. Quelle déception ! 

B. P. : Pour la biographie de Spinoza, j’ai demandé à Fabrice Zagury d’établir une chronologie. On en sait beaucoup plus qu’en 1954. 

M. J. : J’avais lu la biographie de Nadler : plutôt complète – à l’époque –, mais plate : une succession d’événements, sans la moindre réflexion personnelle. 

B. P. : Des fiches ! 

M. J. : Le texte de Zagury est très vivant, parlant, dense. Il m'en a plus appris que le livre que je viens d’évoquer. 

B. P. : Fabrice Zagury est un amateur, mais très bien informé. 

M. J. : On n’est pas obligé d’être spécialiste de Spinoza pour l’aimer et le comprendre. 

B. P. : C’est le cas de le dire. Il a aussi établi le catalogue des œuvres de la bibliothèque de Spinoza ainsi que le texte de sa première biographie, due à Lucas, à partir du manuscrit, qui se trouve à la bibliothèque de l’UCLA, à Los Angeles, donc pas loin de San Francisco, où vit Zagury. 

M. J. : Comment avez-vous dirigé ce travail collectif, sachant qu’il ne s’agissait pas d’une bande, d’un « clan » de spinozistes ? Vous avez trouvé des gens qui, d’une manière ou d’une autre, aiment Spinoza, mais qui ne se connaissaient pas forcément. 

B. P. : C’est comme pour organiser un casse : on prend les meilleurs spécialistes de chaque tâche à accomplir. Mais cela n’évacue pas une difficulté intrinsèque. Il y a une grande unité dans cette œuvre. La carrière de Spinoza a été courte : quinze ans entre les premiers et les derniers écrits. Durant ce laps de temps, on ne voit pas d’évolution de la langue. Cela m’a frappé, parce que j’ai dû, dans un temps resserré, voir l’ensemble des textes. L’idéal eût été que je traduise tout moi-même. Ne pouvant pas l'envisager pour diverses raisons, je me suis vu dans l’obligation d’harmoniser les traductions de mes collaborateurs avec les miennes. J'avais fixé une grande partie du vocabulaire technique, et même du style démonstratif, de Spinoza dans les trois traductions que j’avais déjà publiées (l’Éthique, le Traité de l’amendement de l’intellect et le Traité politique), auxquelles est venue s'ajouter, à la demande d'Hugues Pradier, celle de la Correspondance ; j'ai donc dû m'assurer que les autres traductions présentes dans le volume ne mettraient pas en péril la systématicité particulièrement rigoureuse de la pensée de Spinoza. J'ai procédé à un gros travail d’harmonisation, y compris au niveau du style, pour que l’on sente bien que c’était le même auteur qui avait écrit tous ces textes. 

M. J. : Je vais oser un parallèle peut-être incongru, mais la Correspondance de Spinoza est pour moi proche des Posthumes de Nietzsche : ça donne un autre point de vue, plus vif, plus spontané, et parfois des explications qu’on ne trouve nulle part dans ce qui est publié. Car là, Spinoza polémique sans retenue. 

B. P. : Bien sûr. Pour que cette vivacité polémique apparaisse, j’ai classé les lettres par interlocuteur et non dans l’ordre chronologique strict où elles sont d’habitude présentées. On voit ainsi beaucoup mieux comment l’un répond à l’autre. S’il y a vingt pages entre la pique d'un correspondant et la réponse, souvent non moins vive, qu'y donne Spinoza, on ne perçoit absolument pas le rapport entre les deux phrases. Alors que là, c’est immédiat. Et dans la mesure où ils échangent généralement de manière très ordonnée, point 1, point 2, point 3, cette proximité rend la lecture bien plus aisée que celle des traductions strictement chronologiques.

Comme vous le voyez, mon souci principal a été de faire comprendre le mieux possible la pensée de Spinoza, c'est la moindre des choses. Et à cet égard, j'ai tenu à faire figurer dans ce volume l’index des Opera posthuma,ce qui n’avait pas été le cas dans la Pléiade de 1954. Si les amis et éditeurs de Spinoza avaient jugé bon de le procurer aux lecteurs latinistes, c'est qu'un tel outil facilite la compréhension du système, et il m'a, quant à moi, beaucoup apporté.

*** 

M. J. : J’aimerais à présent vous questionner sur vos relations avec Spinoza. Ce qui veut dire au texte, à la vie et à la personne de Spinoza.

Je commence par le Traité de l’amendement de l’intellect, que vous avez traduit d’abord pour Allia, puis pour cette édition. Je l’avais lu il y a très longtemps, sans être particulièrement impressionné. Et là, je le trouve lumineux et très dense. Il dit qu’il parlera plus tard de sa philosophie, mais, pour moi, c’est déjà sa philosophie. Et je trouve le début extraordinaire : découvrir quelque chose qui soit tel que « je jouisse d’une joie continuelle et suprême pour l’éternité ». Il se donne un vaste programme : former la société désirable, bâtir la morale, éduquer les enfants, étudier la médecine et la mécanique ; mais d’abord « corriger » l’intellect. C’est alors qu’il parle des « outils innés ». Que veut-il dire ? 

B. P. : C’est tout simplement la faculté de raisonner. Il dit à plusieurs reprises que la raison est « gravée en nous », elle est d’origine, en quelque sorte. Il écrit à Albert Burgh : cette raison est dans ton cœur ; sers-t’en[2]. Au lieu de dire « je pense », comme Descartes, il dit « l’homme pense », ce qui commence par les perceptions et la connaissance du premier genre, comparaisons, ressemblances, différences, etc. Et c’est là que commence l'activité rationnelle. 

M. J. : Lorsqu’il liste les propriétés de l’intellect (à la fin de ce Traité), il énonce en particulier la capacité de percevoir les choses « non tant sous la durée que sous un certain aspect d’éternité, et en nombre infini ; ou plutôt, pour percevoir les choses, il [l’intellect] ne prête aucune attention ni au nombre ni à la durée ; tandis que, quand il imagine les choses, il les perçoit sous un nombre précis, une durée et une quantité déterminée ». Je trouve cette phrase difficile à comprendre. Vous dites en note : « [O]n sait toute l’importance que revêtira cette idée dans l’Éthique. » Sans doute, si on a lu, relu et médité la partie V de l’Éthique. N’auriez-vous pu en dire plus, à cet endroit ? 

B. P. : Ma note est succincte, c’est vrai, mais lui-même n’en dit rien de plus, il passe. Cela suffit à aiguiller les lecteurs vers ce qu’il dira plus tard. 

M. J. : Cela nous mène, en effet, à la fin de l’Éthique. Et là, je retrouve la même difficulté sur la relation entre la durée et l’éternité. Je lis : « Il est donc temps maintenant que je passe à ce qui appartient à la durée de l’Esprit sans relation à l’existence du Corps » (partie V, prop. 20, scolie). Pourquoi parle-t-il de durée ? Et pourquoi « sans relation à l’existence du corps » ? 

B. P. : C’est un raccourci qu’il opère. Quand on a un esprit apte à des perceptions très diverses, on se constitue un stock d’idées non vraies et un stock d’idées vraies, et toutes les idées vraies sont éternelles. Plus on expérimente, plus on peut avoir d’idées vraies et plus la part éternelle de l’esprit est grande. 

M. J. : Pourtant, il écrit plus loin que c’est le Corps qui expérimente : « Qui a un Corps apte à un très grand nombre de choses, a un Esprit dont la plus grande part est éternelle » (partie V, prop. 39). De plus, il dit depuis longtemps que le Corps et l’Esprit sont une seule et même chose. Je reste perplexe face à l’idée sans le corps.

B. P. : C’est assurément une grande difficulté du système qu'il n'est pas question d'aborder dans un tel entretien. C’est durant l’existence du corps que se constitue le stock d’idées éternelles. Ce stock ne disparaît pas avec la destruction du corps. Le stock d’idées éternelles ne dépend pas de l’existence du corps. Il est acquis. L’amour éternel de Dieu, par exemple, on fait semblant de croire qu’il naît, alors qu’il ne peut pas « naître » puisqu’il est éternel. Je dirais que l’amour intellectuel de Dieu ne vient pas à nous, c’est nous qui venons à lui, nous le rencontrons en nous. Si j’ai l’idée que la somme des angles d’un triangle est égale à deux angles droits, cette idée ne va pas mourir avec moi. Et j’y suis un jour venu. Quant au troisième genre de connaissance, dit science intuitive, c’est voir toute chose – la table, la chaise et moi, tout cela c’est Dieu – et l’essence singulière de chaque chose en Dieu, c'est-à-dire dans sa vérité, qui est, comme toute vérité, éternelle. Et quand notre corps sera mort, ces intuitions vraies subsisteront dans ce que Spinoza appelle l'intellect éternel et infini de Dieu. Évidemment ce n’est pas du tout l’idée, réconfortante, de l’âme personnelle continuant à vivre après la mort. 

M. J. : Nous pourrions parler du désir, de l'intellect et de la volonté, de l’imagination, de la béatitude… L’Éthique est un texte infini. Pouvez-vous parler des affects, puisque Spinoza y consacre deux parties de l’Éthique (« De l’origine et de la nature des affects » ; « Des forces des affects ») et que le but qu’il poursuit est de les maîtriser ? Je commence par une question : dans la partie III, « De l’origine et de la nature des affects », Spinoza décrit quarante-huit affects. Pourquoi une liste aussi détaillée ? Les descriptions des passions ont proliféré au XVIIe siècle, bien sûr, mais pourquoi en fait-il autant ? 

B. P. : D'abord, c’est en rapport direct avec Les Passions de l’âme de Descartes. Et quantité de livres du XVIIe siècle décrivent les passions avec autant de minutie, affect par affect. Mais l’essentiel est que l’Éthique est une éthique, elle est faite pour qu'on s’en serve. L'université s’est surtout souciée de la grande métaphysique des parties I et II de l’Éthique ; or, cette métaphysique a une destination éthique et curative. Si je veux qu’elle me serve, je dois me demander : « Cet affect que je ressens, c’est quoi, au juste ? » Par exemple, l’espérance et la crainte. En principe, tout le monde sait ce que c’est, c’est tourné vers le futur. Or, avec l’Éthique, on envisage l’espérance tournée vers le passé. « J’espère que j’ai bien fermé le gaz. » La crainte aussi : « J’ai peur de ne pas avoir fermé le gaz. » Je n’y avais jamais pensé avant de lire l’Éthique, parce que c’est contre l’intuition, et c’est pourtant évident, je l’ai compris en lisant les définitions de Spinoza. Le catalogue qui clôt la partie III est un excellent outil d’auto-analyse. Par exemple aussi, la définition de la haine. On imagine quelqu’un de vociférant ; or, c’est simplement « une tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure » (partie III, prop. 13, scolie). On se rend alors compte qu’on hait des gens du matin au soir, dans la rue, au travail et, pourquoi pas, à la maison. Et si l'on ajoute « Qui imagine détruit ce qu’il a en haine sera réjoui » (prop. 20), peut-être va-t-on commencer à réfléchir. À voir le monde différemment. Cela, dans mon cas, je ne pourrais le dire d’aucun autre livre de philosophie. Celui-ci change la vie. 

M. J. : Les quatre derniers désirs de la liste sont la voracité, l’ivrognerie, l’avarice et la lubricité. Et je lis que la voracité est le désir de festoyer. C’est une surprise et c’est très éclairant. C’est souvent traduit par « intempérance » (ou « gourmandise ») et « plaisirs de la table ». La voracité et le désir de festoyer, d’un seul coup, ça élargit la signification. 

B. P. : Je m’étais laissé entraîner par la vision habituelle : la gourmandise. Or, la gourmandise, c’est Gula, comme l’écrit, par exemple, Thomas d’Aquin. Alors que Spinoza utilise Luxuria. Il a donc voulu dire quelque chose d'autre que la simple gourmandise. 

M. J. : La voracité me fait penser à tous ces fans, de football par exemple, qui veulent avant tout festoyer, s’en mettre plein la vue, plein les sens. Je reviens à votre traduction de l’Éthique : elle arrive plus de trente ans après la première, celle que vous avez publiée en 1988. 

B. P. : Celle-ci est la cinquième : j’ai modifié chacune des éditions de poche, car je voyais encore des erreurs, certaines dues à l’informatique, d'autres plus substantielles, et du coup j’ai tout relu et j’ai modifié ma traduction, avec beaucoup de plaisir. 

M. J. : Pouvons-nous passer au TTP ? 

B. P. : Je tiens d’abord à ajouter ceci : je « crois » au troisième genre de connaissance. Dans l’esprit de Spinoza, ce n’est pas une faribole. Il est censé produire la béatitude ou le salut. Spinoza a dû l'expérimenter. On pourrait le rattacher à d’autres expériences, qui ne sont pas celle de Spinoza. Des expériences orientales, comme dans le bouddhisme, l’extase, comme chez les mystiques occidentaux, tel maître Eckhart. Ce qui m’ennuie, c’est qu'on veuille balayer cela d’un revers de main. Ils disent soit « je ne vois pas de quoi il s’agit », soit « ça n’est pas intéressant ». Or, « tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare » (dernière phrase de l’Éthique). L’avant-dernière proposition dit que pour ceux qui n’auraient pas compris la proposition 23, V (« L’Esprit humain ne peut pas être absolument détruit avec le Corps ; mais il en subsiste quelque chose qui est éternel »), tout ce qui précède reste valable. Donc comprendre cette proposition est difficile, mais cette voie du salut doit bien exister. Je m’y exerce, même si cela fait sourire, moi le premier. À mes yeux, cela n’est pas le sentiment panique, océanique, panthéiste en un sens idiot. Je crois qu’il existe une possibilité de voir comme Spinoza dit qu’il faut voir. Voir toute chose, l’essence singulière de toute chose, dans son aspect éternel, c’est-à-dire de vérité éternelle. On a là affaire à un système extraordinairement complexe et audacieux, car je rappelle que le temps est imaginaire, donc que la durée est imaginaire. Tout ce qui se passe en ce moment entre nous est le « film » de notre existence dans la durée, mais au vrai, tout cela est éternel et peut se voir tel, nous dit Spinoza, il existe une activité mentale qui se rapporte à cette chose-là. D'où la béatitude. Est-ce un instant, une chaîne d’instants ? Je pense que c’est plutôt une chaîne d’instants, car on retombe toujours dans la prose de la durée, pour ainsi dire. Spinoza nous pousse dans ce sens : avoir une existence rationnelle, se conduire bien, et en plus, de temps en temps, « s’élever d’un degré », comme il le dit dans la lettre 21 à Blyenbergh. On décolle, on retombe, et on va redécoller. Une bonne vie ponctuée d’instants de béatitude. C’est à mes yeux la vraie dimension du spinozisme. On ne peut pas la « jeter ». 

M. J. : Chaque fois que je prononce la phrase « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (partie III, prop. 6), j’éprouve un sentiment de perfection : « chaque chose ». 

B. P. : Chaque être a sa perfection propre. Cela ne change pas la vie, mais la manière de la voir, cela infère en moi des modifications d’affect. Par exemple, parfois, dans le bus, mon rapport à l’humanité se modifie. Je suis parmi des gens qui me sont inconnus, et je me rends compte qu’ils sont ce que je suis. L'être le plus différent de moi, ou le plus haïssable qu’il y a là, c’est quand même la même chose que moi. Nous sommes faits de la même substance, obéissons aux mêmes lois, est-il façon plus forte d'être ensemble ?

M. J. : Venons-en au TTP. C’est un livre aussi important, pour moi, que l’Éthique. C’est un livre prodigieux et d’une audace inouïe. Par exemple, son jugement sur Maïmonide. Celui-ci prétend qu’il faut être éclairé de manière surnaturelle pour comprendre l’Écriture. Or, Spinoza montre que le sens de l’Écriture est tiré de l’Écriture seule. « C’est la raison pour laquelle nous rejetons la position de Maïmonide comme nuisible, inutile et absurde » (TTP, p. 460). C’est rude ! Il n’est pas plus complaisant avec les talmudistes et les kabbalistes. 

B. P. : Si Spinoza a été exclu (le Herem), il y avait sûrement des raisons. Il avait 24 ans et depuis des années, il devait seriner aux rabbins qu’ils se trompaient. Par exemple, l’Éternel n’est pas ce qu'ils disent, ce n’est pas une personne. J’ai toujours imaginé Spinoza comme Jésus parmi les docteurs. « Vous qui êtes des gens intelligents, vous voulez me faire avaler ça ? Non ! » L’histoire d’un Dieu qui est sujet aux affects, qui est jaloux, qui est comme un homme, comme un roi. De même, il traite de fable l’élection des Juifs par Dieu. Remarquez qu'il ne s’attaque pas seulement aux Juifs religieux, mais aussi aux papistes, ceux qui pensent qu’on peut avoir Dieu dans les intestins (à cause de l’eucharistie). Tout le monde en prend pour son grade, sauf le Christ, ce qui ennuie beaucoup un certain genre de spinozistes. Ils le passent à l’as. Excepté Alexandre Matheron. Je me souviens d’une conversation avec l’un de mes jeunes amis qui m’a dit : « Ah, tu ne vas pas nous faire un Spinoza chrétien ! » Chrétien au sens des Églises, sûrement pas. Mais il considère celui qu'on appelle le Christ comme un homme exceptionnel. 

M. J. : Je lis ces phrases de la lettre 73 à Oldenburg : « Quant à ce qu’y ajoutent certaines Églises, que Dieu a revêtu la nature d’homme, j’ai expressément averti que je ne sais pas ce qu’elles disent ; et même je l’avoue franchement, je trouve que c’est parler aussi absurdement que si quelqu’un disait qu’un cercle a revêtu une nature de carré. »[3] 

B. P. : Jésus n’est donc pas le Fils de Dieu, mais, dit-il, à un certain moment, il a été la « bouche de Dieu » : il a exprimé « la sagesse éternelle de Dieu ». Mais si Spinoza écrit cela, c’est parce que, lui, Spinoza, a démontré en quoi consistait ladite sagesse éternelle de Dieu, et qu’il constate que cet homme-là a dit « déjà » la même chose, à savoir qu'il faut aimer Dieu par-dessus tout et aimer son prochain comme soi-même. Vu de cet œil, Spinoza, c’est le Paraclet, en quelque sorte. Il n’est évidemment pas question qu’il soit chrétien, mais, en même temps, il joue le Christ contre les chrétiens. 

M. J. : C’est en cela qu’il est inclassable. J’aimerais conclure cet entretien en vous citant : « N’est-ce pas ça, Spinoza ? Euclide dans une main, la Bible dans l’autre. »[4]

[1] Qui exerçaient tous deux à l’ENS de la rue d’Ulm.
[2] « [C]ette raison que Dieu t’a donnée, reconnais-la, et cultive-la, si tu ne veux pas qu’on te compte au nombre des bêtes. » Lettre 76, début 1676.
[3] Datée du 4 décembre 1675. Œuvres complètes, p. 1058.
[4] Phrase qui figure à la fin du « Salut par l’éthique », publié en introduction de la préface aux Œuvres posthumes de Spinoza, Allia, 2017.

Michel Juffé

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