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Édito

Article publié dans le n°1253 (18 mai 2023) de Quinzaines

Enfin une édition complète des œuvres de Spinoza, comprenant des textes qui aident à la situer et à l’éclairer. Son maître d’œuvre, Bernard Pautrat, a su allier la rigueur et l’élégance, qualités partagées avec ses collaborateurs.
Enfin une édition complète des œuvres de Spinoza, comprenant des textes qui aident à la situer et à l’éclairer. Son maître d’œuvre, Bernard Pautrat, a su allier la rigueur et l’élégance, qualités partagées avec ses collaborateurs.

En 1954 paraissaient, dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard), les Œuvres complètes de Spinoza. Cette édition venait enfin concurrencer les quatre volumes des Œuvres traduites par Charles Appuhn chez Garnier-Flammarion. Longtemps après, les traductions de l’Éthique par Bernard Pautrat en 1988 (bilingue, Points-Seuil) et par Robert Misrahi en 1993 (PUF), cette dernière rééditée en livre de poche en 2005, ont surpassé les éditions précédentes.

Mise à part l’Éthique, je demeurais – comme bien d’autres – insatisfait du côté disparate des traductions des autres ouvrages de Spinoza. Je me disais que le volume de la Pléiade exigeait une mise à jour des traductions, l’ajout du Précis de grammaire de la langue hébraïque et de diverses annexes : l’inventaire de la bibliothèque, plusieurs « vies de Spinoza », une bibliographie des œuvres sur Spinoza. Mon vœu s’est réalisé : la nouvelle édition des Œuvres complètes dans la Pléiade comprend tout cela, une bibliographie fort consistante (32 pages), un index des noms de personnes, de lieux et des titres d’œuvres. Ainsi que l’index des matières et la préface aux Œuvres posthumes (publiées en 1677 en latin et en néerlandais) de son ami Jarig Jelles et un court extrait d’une préface du fils d’un pourfendeur de Spinoza, Christian Kortholt. Je regrette que n'y figure pas aussi l’article « Spinoza » du Dictionnaire historique et critique (1697) de Pierre Bayle. Cette nouvelle édition – qui mérite enfin le qualificatif de « complète » – compte 300 pages de plus que celle de 1954. 

Bernard Pautrat n’a pas hésité à utiliser les talents d’auteurs qui ne forment ni un club ni un clan, allant jusqu’à requérir la participation de cartésiens avoués et d’un archiviste-paléographe docteur en linguistique. Autant ils ont tous bénéficié d’une totale liberté de ton et d’opinion pour présenter leur traduction (par exemple Peter Nahon, qui « exécute » la grammaire hébraïque), autant le choix des termes et des expressions a été harmonisé (pour ne pas dire uniformisé) par Pautrat.

Celui-ci a accepté de se prêter à un entretien où nous sommes progressivement passés de l’aventure de cette traduction à sa connaissance profonde – intime, puis-je dire – de Spinoza. En insistant sur le fait que l’Éthique est une éthique, c’est-à-dire un traité de vie pratique et non un exercice intellectuel, même si la discipline des affects passe par une connaissance vraie de soi-même, des choses et de la Nature. 

J’ai également fait appel au traducteur du Traité théologico-politique, Dan Arbib, auteur de livres sur Descartes et sur Levinas. Il est convaincu qu’il est plus rigoureux, et fidèle à l’auteur, de traduire des mots par des mots que des idées par des idées. Autrement dit, à la manière de Spinoza, d’éclairer le texte par le texte. Sa traduction se différencie nettement de celle de Madeleine Francès (1954). J’en prends un exemple à propos de l’Écriture : « [I]l ne doit y avoir d’autre règle d’interprétation que la lumière naturelle commune à tous ; il n’y a point de lumière supérieure à la nature, il n’y a pas d’autorité extérieure aux hommes » (Francès, fin du chap. 7, p. 734). « [L]a norme de l’interprétation ne doit donc être rien d’autre que la lumière naturelle commune à tous, et non quelque lumière surnaturelle ni quelque autorité extérieure » (Arbib, ibid., p. 462). Dans un cas, il est dit que seul l’homme peut être pourvu d’autorité ; dans l’autre, qu’il n’est pas besoin de faire appel à une autorité extrahumaine (ce qui ne veut pas dire qu’il n’en existe pas). 

Charles Ramond, lui-même traducteur du Traité politique de Spinoza (Œuvres V, PUF, 2005), a accepté de donner son avis autorisé (c’est le cas de le dire) sur cette traduction et sur l’importance que peut prendre (et devra prendre) Spinoza dans un monde où la futilité le dispute à la crédulité. Son examen de la démocratie selon Spinoza est particulièrement éclairant et original, car il en montre la dé-moralisation, autrement dit le refus des « bons sentiments », de la prévalence des opinions, de l’espoir et de la crainte pour guider un peuple. Ramond souligne, à juste titre, que Spinoza, admiré par les uns, est honni par les autres pour le même motif : l’immanence stricte. 

J’en viens – avec les trois auteurs que j’ai sollicités – à une conclusion commune : il n’est pas facile de suivre Spinoza, car ce n’est pas une sorte d’« imitation de Jésus », mais le choix d’un chemin ardu, qui oblige à une constante vigilance et expose à tous les malentendus : Spinoza prophète du bonheur, Spinoza destructeur de « la » religion ou de « la » morale, Spinoza contempteur du judaïsme.

Dans une lettre en anglais adressée à H. Douglas, en Hollande, David Ben Gourion explique qu’il n’a jamais demandé que l’excommunication (c’est le terme qu’il emploie) soit annulée, car il tient pour assuré qu’elle est nulle et vide (une copie de cette lettre est exposée dans la maison de Spinoza à Rijnsburg). Il n’empêche qu’en 2012, le grand rabbin d’Amsterdam, Pinchas Toledano, refuse de lever ce Herem. Peu importe, dirons-nous ! Pourtant, ce refus fait écho aux propos de Levinas en 1955 et 1966, qui accuse Spinoza de prôner une « éternité abstraite » et un « Dieu mort », et justifie par avance des dires tels que ceux de Jean-Claude Milner, présentant Spinoza comme un « sage trompeur », et d’Henry Méchoulan, qui le « démasque ». Lire et relire, dans cette nouvelle édition, l’ensemble des textes de Spinoza est un puissant antidote à de tels propos. 

[Michel Juffé est l’auteur de Sigmund Freud-Benedictus de Spinoza. Correspondance 1676-1938, Gallimard, 2016, et de Café-Spinoza, Le Bord de l’eau, 2017.]

Michel Juffé

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