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Article publié dans le n°1069 (01 oct. 2012) de Quinzaines

Dans ce recueil d’essais, à la fois posthume et inachevé, assez hétérogène d’autre part, Edward W. Said livre ses réflexions sur ce que possèdent en propre les œuvres tardives d’un certain nombre de créateurs.
Edward W. Said
Du style tardif. Musique et littérature à contre-courant
Dans ce recueil d’essais, à la fois posthume et inachevé, assez hétérogène d’autre part, Edward W. Said livre ses réflexions sur ce que possèdent en propre les œuvres tardives d’un certain nombre de créateurs.

L’objet de Said est, en effet, de montrer qu’il existe un « style tardif » qui caractérise l’œuvre et la pensée d’auteurs parvenus près du terme de leur existence, et contraste, à des degrés divers, avec leur production antérieure. Said ne nie pas que certaines œuvres tardives puissent respirer la sérénité ou la maturité, mais ce n’est pas à ces œuvres-là qu’il s’intéresse. Il s’attache aux œuvres tardives lorsque « loin d’être synonymes d’harmonie et de résolution des conflits, elles sont au contraire marquées par l’intransigeance, l’effort douloureux, et les contradictions non résolues ».

Said s’inspire essentiellement de la pensée d’Adorno, et en particulier d’un court texte de 1937, intitulé « Le style tardif de Beethoven (1) ». Adorno y souligne le caractère fragmenté du dernier Beethoven, son mépris apparent pour l’idée de continuité. Selon lui, Beethoven ne cherche pas à réaliser quelque synthèse harmonieuse des deux aspects, objectif et subjectif, de son style tardif. « Ce qui est objectif, dit Adorno, c’est le paysage morcelé ; subjective est cette unique lumière qui l’éclaire encore tant soit peu. » Ce qui passionne Adorno puis Said chez le dernier Beethoven, c’est l’antagonisme interne qu’ils y décèlent, un antagonisme excluant toute chance de réconciliation. Dans le style tardif du musicien, Adorno reconnaît cette négativité que lui-même a prônée dans son œuvre.

Said s’arrête sur Un captif amoureux, récit tardif d’un auteur, Jean Genet, qui, à sa manière bien différente de celle d’Adorno, a voulu lui aussi dissoudre toute identité. Pour Genet, nous dit Said, l’identité est une chose à laquelle il faut résister de toutes ses forces ; à son exportation également, qui a pour nom l’impérialisme. Said définit l’œuvre de Genet en général par son impermanence ; il parle, au sujet d’Un captif amoureux, d’une « structure énigmatiquement digressive ».

L’impermanence, l’instabilité sont pour Edward Said au cœur du style tardif. L’opéra de Mozart Così fan tutte lui en fournit un autre témoignage. Il y trouve « la vision d’un univers dépouillé de tout schéma rédempteur ou palliatif, un monde qui a pour unique loi le mouvement incessant et l’instabilité », avec pour conclusion « le repos final apporté par la mort », qui seule mettra un terme à l’inconstance des êtres et des choses.

Ce qui distingue le style tardif au sens où l’entend Said, c’est donc la discontinuité, l’absence de réconciliation. C’est plus généralement toute forme d’exil. L’exil de ceux qui s’élèvent contre leur époque. Adorno, à ce titre, est lui-même une figure tardive. Le compositeur Richard Strauss aussi, qui peu avant de mourir écrivit une œuvre merveilleuse dont le langage regarde cinquante ans en arrière (Quatre derniers lieder). La musique du dernier Strauss, qui selon Said déjoue les attentes émotionnelles de ses auditeurs, a quelque chose de dérangeant, de provocant, par l’espèce de distance, de retenue qu’elle suggère, autre trait typique du style tardif.

Même chez les créateurs les plus novateurs, le style tardif produit des œuvres qui, d’un certain point de vue, sont en retard sur leur temps : une tendance archaïsante s’y fait jour, un retour à des formes qu’on avait délaissées. Adorno le soulignait à propos de la Missa solemnis de Beethoven, qu’il qualifiait de « chef-d’œuvre distancié (2) », la distance en question s’entendant non seulement du recours à des caractéristiques d’écriture d’un autre âge mais aussi d’une réserve expressive particulière : cette œuvre, disait-il, semble sans cesse se refuser quelque chose.

Les œuvres tardives tentent parfois de reconstruire un monde irrémédiablement perdu. Ainsi du Guépard, que ce soit le roman de Lampedusa (où l’auteur, à la toute fin, évoque « l’humble reproche des choses que l’on écarte, que l’on veut annihiler (3) ») ou le film qu’en a tiré Visconti. Quant au poète grec Constantin Cavafy (décrit par E. M. Forster comme « légèrement à l’oblique de l’univers »), qui comme Lampedusa refusait tout lien avec sa propre époque, c’est dès l’origine qu’il présente, selon Said, un style tardif ; chez lui, le présent ne peut être qu’« une incursion subjective dans le passé », et si jamais le futur se produit, c’est qu’il a déjà eu lieu. Dans le même ordre d’idée, et d’une manière moins convaincante sans doute, le pianiste Glenn Gould appartiendrait au style tardif par l’exil que sa vie entière a manifesté.

Dans son texte de 1937, Adorno constate qu’on renvoie souvent l’œuvre tardive « vers les frontières de l’art, pour la rapprocher du document ». Il remarque, en particulier, qu’on parle rarement d’une des dernières œuvres de Beethoven sans faire allusion à des éléments de la vie du compositeur ou encore au Destin (4). Ce penchant s’exerce sur toutes les œuvres, mais plus encore sur celles qui sont nées sur le soir. Et il est sensible dans certains discours qu’on peut couramment entendre : que disparaisse un acteur de cinéma, par exemple, et l’on trouvera admirable – par le jeu de ce que Bergson appelait le « mouvement rétrograde du vrai » (ou de l’appréciation, ici) – sa prestation ultime, comme si elle était déjà marquée du sceau de la mort. Said verse lui-même dans ce genre de « sophisme biographiste » lorsqu’il évoque les circonstances dans lesquelles Lampedusa rédigea son Guépard, ou plus encore quand il prétend lier, à propos d’Un captif amoureux de Genet, l’impression du lecteur au fait que celui-ci sait avoir affaire à une œuvre écrite in extremis.

Mais si, revenant au cœur de l’œuvre ultime de Said, on essayait d’exprimer sa pensée en lui empruntant une seule phrase, ce pourrait être celle-ci : la puissance du style tardif, c’est de savoir traduire le désenchantement et le plaisir « sans avoir à résoudre la contradiction qu’ils représentent ». 

 

  1. On peut lire cet article dans le recueil de textes d’Adorno Moments musicaux, traduction de Martin Kaltenecker, Contrechamps, 2003, pp. 9-12.
  2. « Chef-d’œuvre distancié », Moments musi­caux, op. cit., pp. 133-146.
  3. Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, traduc­tion de Jean-Paul Manganaro, Seuil, 2007, p. 319.
  4. Notons que le texte qui nous est proposé renverse le sens de la phrase d’Adorno (p. 42). Au chapitre des inexactitudes, regrettons que le mot anglais performance reste tel quel au lieu d’être rendu par « exécution », et surtout que i soit traduit par « clé » quand il faudrait écrire : « tonalité ».
Thierry Laisney

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