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Trajectoire de Tanizaki

Cette anthologie d’un des romanciers majeurs du Japon moderne, un travailleur acharné dont l’activité occupe les deux tiers du xxe siècle, présente, malgré ses mille pages, un caractère des plus succincts et constitue par là une gageure. En effet, la publication de l’œuvre complète du maître (1886-1965), achevée en 1983 au Japon, compte trente volumes. Même en éliminant d’emblée la masse des essais sur la littérature, des pièces de théâtre, des scénarios de films, des traductions en langue contemporaine de chefs-d’œuvre du passé (par exemple le Genji monogatari de l’an mille, traduction-fleuve trois fois remise sur le chantier par le perfectionniste Tanizaki), il était bien difficile de donner une idée relativement équilibrée d’une carrière exceptionnelle dans sa continuité. Or cette gageure est relevée de brillante façon par l’éditrice et ce Tanizaki portatif offre une bonne incitation à une connaissance plus exhaustive, dans « la Pléiade », d’un auteur en tous points singulier.
Cette anthologie d’un des romanciers majeurs du Japon moderne, un travailleur acharné dont l’activité occupe les deux tiers du xxe siècle, présente, malgré ses mille pages, un caractère des plus succincts et constitue par là une gageure. En effet, la publication de l’œuvre complète du maître (1886-1965), achevée en 1983 au Japon, compte trente volumes. Même en éliminant d’emblée la masse des essais sur la littérature, des pièces de théâtre, des scénarios de films, des traductions en langue contemporaine de chefs-d’œuvre du passé (par exemple le Genji monogatari de l’an mille, traduction-fleuve trois fois remise sur le chantier par le perfectionniste Tanizaki), il était bien difficile de donner une idée relativement équilibrée d’une carrière exceptionnelle dans sa continuité. Or cette gageure est relevée de brillante façon par l’éditrice et ce Tanizaki portatif offre une bonne incitation à une connaissance plus exhaustive, dans « la Pléiade », d’un auteur en tous points singulier.

On le suivra ici dans sa trajectoire chronologique, depuis la nouvelle qui l’a rendu immédiatement célèbre (Le Tatouage, 1910, il a vingt-quatre ans), jusqu’à cet étonnant Journal d’un vieux fou que, paralysé de la main droite à la suite d’une attaque, il dicte à partir de sa soixante-quinzième année et publie en 1962 (mais ce ne sera pas son dernier ouvrage).

L’impression la plus forte du lecteur, qui peut ainsi relier les deux extrémités de cinquante ans de rage d’écriture, est celle d’une obsessionnelle compacité thématique. Du jeune au vieux Tanizaki, tout tourne autour des problèmes du couple, des couples désaccordés ou unis par de déviantes pratiques communes, et toutes les histoires paraissent imprégnées d’un sado-masochisme qui s’exhibe avec une impudeur revendiquée.

Le tatoueur Seikichi vit son art dans une recherche démente de la peau féminine idéale sur laquelle il pourra graver, au prix de la souffrance d’une jeune fille dont il a d’abord admiré le « pied nu d’une blancheur de neige », une araignée monstrueuse. Mais, par l’effet d’un retournement immédiat, c’est lui-même, et avec lui l’ensemble des mâles, qui prépare ainsi sa perte, en conférant à l’élément féminin le pouvoir mortel d’« une lame d’épée ». Avant de la scarifier dans la douleur, n’a-t-il pas exhibé devant la donzelle, qui « semblait avoir à peine seize ou dix-sept ans », un « rouleau » qui représente une femme en contemplation devant un « monceau de cadavres d’hommes », et prophétisé « ceci est l’image même de ton avenir. Tous ces hommes abattus là, ce sont ceux qui te sacrifieront leur vie » ?

Dès lors, il n’est pas une seule des fictions de Tanizaki dont le centre, exposé ou caché, ne consiste en une épreuve de force entre la faiblesse masculine, consentant avec joie aux pires humiliations ou aux sacrifices les plus insensés (dans Shunkin, esquisse d’un portrait, 1933, Sasuke, disciple éperdu de la belle aveugle joueuse de shamisen, choisit de se crever les yeux pour ne plus voir sa maîtresse défigurée par un ou une inconnu(e)), et la puissance féminine qui se dissimule même chez les créatures apparemment anodines. Toutefois l’ambiguïté règne. Dans le Journal d’un vieux fou, qui domine et manipule l’autre ? La jeune et belle Satsuko, pour qui un riche vieillard libidineux dilapide sa fortune à seule fin d’obtenir d’elle les privautés amoureuses dont il ne saurait se passer malgré son impuissance et sa hideur ? Ou bien plutôt l’obsédé narrateur, fétichiste du pied et de la peau, qui n’éprouve aucun scrupule à étaler son égoïsme, ses maladies, sa haine des enfants, et qui meurt certes de ses excès mais dans une béatitude dépourvue de remords, ayant en définitive souillé, pour assouvir son plaisir, sa peu regardante belle-fille ?

Malgré cette remarquable (ou effarante) unité thématique, qui a fait de Tanizaki un auteur à scandale, même au Japon où la notion chrétienne du péché de chair n’a jamais atteint personne en profondeur, et qui, durant la guerre contre l’Occident, a suscité des réactions de la censure militariste opposée au nihilisme asocial de l’écrivain, il existe bel et bien une évolution sensible de l’œuvre. C’est là que le choix opéré par Anne Bayard-Sakaï dans le foisonnement des nouvelles et romans se révèle particulièrement judicieux. Évolution, ou plutôt lente dérive qui correspond à une succession, unique dans l’Histoire, de périodes contradictoires dans la construction même du Japon moderne.

Tanizaki est un véritable edoko, un habitant d’Edo, ancien nom de Tôkyô jusqu’en 1868. Il était l’héritier d’anciennes et riches familles de commerçants de la capitale. Mais son père s’est ruiné et il ne doit qu’à un concours favorable de circonstances d’avoir fait d’excellentes études. Quand il commence à écrire dans des revues, dont celle de son « Lycée supérieur N° 1 », autour de sa vingtième année, la fantastique aventure de Meiji – celle d’une ouverture volontaire et totale du Japon à l’Occident prédateur – a commencé il y a moins de quarante ans. Ouverture torrentielle bien que contrôlée : tout le vieux monde a été jeté à bas, les traditions si spécifiques que le pays avait raffinées durant deux siècles et demi d’autarcie quasi absolue sont bousculées par l’importation des normes occidentales, anglo-saxonnes mais aussi allemandes, en matière d’éducation, de défense, d’économie, de culture. Ce dernier domaine, en particulier, bouge considérablement. On préfère désormais le cinéma au théâtre traditionnel. En littérature, le naturalisme venu de France connaît une vogue presque hégémonique et influence tous les auteurs, y compris Tanizaki. Mais en même temps celui-ci le repousse, montrant d’entrée de jeu une indépendance artistique qui ne fera que s’affirmer, de plus en plus magistralement.

Les héroïnes de ses fictions présentent l’éclatant témoignage d’une tension permanente, dans ce Japon en train de basculer du Moyen Âge dans la modernité, entre habitudes occidentales et autochtones. Comment s’habillent-elles (on parle beaucoup chiffons chez Tanizaki), quels bijoux portent-elles, quels spectacles vont-elles voir de préférence, quels livres lisent-elles, avec quelle liberté se comportent-elles (généralement grande) vis-à-vis de leurs mariages toujours « arrangés » par les familles, mais aussi des amants qu’elles élisent, ou des amantes (Svastika, 1928-30, est un extraordinaire récit de possession mettant en scène deux lesbiennes qui se détruiront) ? Enfin et surtout, dans le regard de voyeurs successifs que la beauté féminine exalte et terrasse tout à la fois, quelle est leur morphologie ? Ont-elles les jambes droites comme des actrices américaines, ou torses comme des Japonaises traditionnelles, une poitrine opulente, à l’occidentale, ou effacée comme sur les estampes d’Utamaro ? Entre les deux types de sex-appeal, le cœur des narrateurs balance, comme celui du Japonais de la rue.

Cependant, peu à peu, s’opère dans la prose de Tanizaki un retour non pas définitif (Satsuko, la beauté capricieuse et avide du Journal d’un vieux fou, ancienne danseuse de revue, ressemble à une star d’Hollywood), mais tout de même notable, vers les belles, les paysages, les coutumes, les valeurs du Japon traditionnel, mouvement de balancier qu’on pouvait encore observer parfaitement dans le Tôkyô des années 60, qui s’apprêtait à accueillir les Jeux olym­piques et à amorcer le formidable « bond en avant » destiné à faire de lui la deuxième économie de la planète (ça ne dura pas).

En cela Tanizaki, écrivain qui s’intéresse moins à la réalité ambiante qu’aux fantasmes de ses personnages, pourrait bien être le peintre le plus aigu et le plus fiable d’un pays par bien des côtés obscur. Mais le lecteur étranger, qui ne connaît ses textes qu’en traduction, appréhende mal à quel point, dans leur extrême et perverse complexité stylistique, ils n’ont pas cessé, de 1910 à 1962, d’être les témoins privilégiés de la situation, absolument neuve, d’une nation qui en vérité change de peau tout en parvenant – c’est là l’authentique « miracle japonais » – à conserver presque intacts ses mythes, sa culture, son insularité inimitable.

Précieuse encore ici la contribution de l’éditrice, qui ne peut bien sûr nous montrer sur des exemples précis les singularités d’un style auquel Tanizaki, tout le contraire d’un écrivain engagé et bien plus proche en un sens de « l’art pour l’art » (ou des tentatives de notre Nouveau Roman) que d’une écriture fonctionnelle, a toute sa vie consacré l’essentiel de ses efforts.

La gageure de la révolution de Meiji, cela consistait aussi à créer une nouvelle littérature du point de vue formel, et presque une nouvelle langue, ambition qui explique notamment pourquoi Tanizaki, parfois, se sert des deux syllabaires jadis inventés au Japon et délaisse les kanji, ou caractères d’origine chinoise importés vers le Ve siècle, riches en connotations multiples (et notoirement inadaptés à une langue agglutinante comme le japonais, mais sanctifiés dans l’usage par la tradition). De la même façon, quand il se fait résident du Kansaï après le terrible tremblement de terre qui a détruit Tôkyô en 1923, c’est le dialecte d’Ôsaka et de Kyôtô dont il privilégie la transcription dans le discours oral de ses personnages locaux, tout en soulignant avec ironie (l’ironie est une dominante de son style) le côté paysan, mal dégrossi, mais plus direct et non dépourvu de charme canaille, des femmes des deux grandes cités méridionales. Tous effets de style que nous ne percevons qu’à travers les introductions de l’éditrice à chacun des textes choisis.

Tanizaki est un merveilleux écrivain, qui possède tous les dons et toutes les malices, sachant rendre passionnante une promenade touristique en forme de quête du passé dans les montagnes du Kansaï (Yoshino, 1931), ou jauger sans juger la conduite ambiguë d’un bonze disgracié dans Le Récit de l’aveugle (même année), inénarrable mélodrame historique à trame médiévale. Ses dialogues, jamais étirés même quand l’intrigue est embrouillée à plaisir (Svastika), épousent avec une infaillible justesse les psychologies tortueuses d’héroïnes dont l’étrangeté et le comportement délirant, tenté en permanence par cette « solution » si japonaise, le suicide (solitaire ou collectif), semblent réincarner autant d’avatars de la légendaire « femme-serpent », femme démon surgie du nô antique de Zéami et de traditions agraires et animistes plus antiques encore.

Disons pour finir notre préférence. Elle va aux textes les plus mystérieux, les plus inachevés. Il n’est pas dans les habitudes de Tanizaki de boucler ses romans d’une façon satisfaisante pour la logique, encore moins apaisante pour la morale. Ainsi, l’admirable Shunkin se présente comme le compte-rendu dubitatif d’une incompréhensible passion et Un amour insensé, « chronique d’une vie conjugale », s’achève sur cette adresse désinvolte au lecteur : « Pour moi, follement épris de Naomi (qui le tourne en bourrique), peu m’importe la façon dont vous me jugerez » (1924-25).

Mais rien n’égale pour notre goût l’indéfinissable impression de fantastique et de « monde flottant » qui se dégage de l’apparition du Coupeur de roseaux (1932) dans le crépuscule qui envahit la rive du fleuve Yodo. Rien de plus délicieusement énigmatique que l’hésitation ultime du Goût des orties (1928-29) entre une femme réelle et une marionnette. Et rien n’approche, en qualité d’émotion contenue, la rencontre avec un fantôme adoré dans Nostalgie de ma mère (1919). Le Tanizaki de la maturité et de la vieillesse est plus ample, il paraît autrement audacieux, mais ne serait-il pas en fait plus sage ?

Maurice Mourier