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Ecrire à la place

Article publié dans le n°1052 (01 janv. 2012) de Quinzaines

Un roman surprenant, comme délocalisé, qui met en tension la littérature et la politique, l’original et la copie, la vérité et le mensonge, les revirements de l’individu et les troubles de la langue.
Nicolas Texier
Curtis dans la langue de Pouchkine
Un roman surprenant, comme délocalisé, qui met en tension la littérature et la politique, l’original et la copie, la vérité et le mensonge, les revirements de l’individu et les troubles de la langue.

Certains romans semblent écrits dans des langues étrangères, obéissant à des formes, des habitudes, un rythme particulier, comme s’ils opéraient des manières de décalages, surajoutant une certaine étrangeté au texte, le faisant en quelque sorte résonner différemment. Il y a la langue qui suit un flux inhabituel, mais surtout une manière d’aborder un univers fictionnel, d’élaborer une trame narrative selon des modalités déplacées, comme si, provenant d’un corpus étranger, elles envahissaient un autre espace littéraire. Il y a là quelque chose de l’ordre d’une contamination, d’un enrichissement, d’une profusion qui obéit à un modèle du faux, de l’arbitraire, de la connivence. 

Nicolas Texier semble écrire un roman à l’américaine, y empruntant à la fois un cadre, celui de l’Amérique des années cinquante et soixante, mais aussi une tonalité, comme s’il se glissait dans une mécanique éprouvée avec admiration et provocation. Sa prose semble comme habitée par l’ailleurs, sous influence en même temps qu’étonnamment libérée des habitudes françaises, faisant fi du minimalisme ou d’une sorte d’intimisme promulgué, pour s’essayer à la fresque, au lyrisme, au débordement. À chaque ligne, nous sentons les influences – la dimension de pastiche de ce roman n’est pas à négliger ! – de grands auteurs américains comme Styron ou Baldwin : dans les descriptions magistrales et énergiques de la nature, dans le goût pour les constructions sophistiquées, dans la précision naturaliste teintée d’un étrange sentimentalisme, par l’obsession pour les figures paternelles et les questions raciales, par cette manière de projeter des personnages dans le monde et de les y laisser être, à la fois proches et distants, comme livrés à l’aventure. 

Le personnage central de ce roman construit sur le mode d’un triptyque – trois continents, trois œuvres, trio de personnages – va vivre l’aventure d’une lecture, d’une langue, du passage de l’une à l’autre, de la confrontation, sur le plan du symbole, de la grande dichotomie du XXe siècle qui sépare en deux l’ordre de l’existence. Parce qu’il a grandi, avec sa mère, domestique noire abandonnée par son époux, militant hystérique et mythomane des droits civiques, chez un exilé, Russe blanc alcoolique qui le prend sous son aile, parce qu’il s’enivre du « bruit soyeux des chuintantes de la langue de Pouchkine », de lectures, d’une liberté presque démesurée, Curtis Alexander Brown semblait destiné à connaître le froid moscovite et l’immensité trouble de l’inconnu, l’enivrement inquiétant d’être ailleurs. Les années soixante battent leur plein, Khrouchtchev gouverne, Martin Luther King lutte pour la fin de la ségrégation, les indépendances africaines fleurissent. Pris dans le grand mouvement de l’Histoire, Curtis quittera les États-Unis pour Accra, puis Moscou où il découvre des bribes de l’œuvre d’un dénommé Klikov, écrivain pour la jeunesse (on pensera à Jitkov), auteur de trois romans inconnus, exécuté sous Staline. Avec l’aide d’un improbable couple de subversifs à la petite semaine, il se lancera dans la traduction des feuillets dont il dispose, essaiera de retrouver une hypothétique malle renfermant les originaux, tout en préparant une sorte de complot « minable » pour en faire connaître l’auteur. Il finira par créer cette œuvre de toutes pièces, passant de la traduction à l’invention, devenant écrivain dans l’ombre et laissant sa vie « se modeler » selon cette œuvre absente. 

Le roman de Texier organise ainsi une réflexion sur la traduction comme à la fois mécanisme linguistique et poétique, existentiel et moral, éminemment politique. Les voix se mêlent, se chevauchent, les vies basculent, comme dévorées par une immersion absolue. Texier confie d’ailleurs que son roman est né à partir de la position que défend André Markowicz (auquel nous ajouterions Bonnefoy) pour exprimer quelque chose d’essentiel, penser un geste, la liberté toujours empêchée. Curtis dans la langue de Pouchkine est assurément un roman de traducteur, ou plutôt un roman qui semble traduit et qui met en scène un traducteur, semblant singer, dans un jeu d’abîmes assez stupéfiant, ce qu’il décrit en le décalant une fois de plus. Le roman conforme surtout une réflexion plus profonde qu’il n’y paraît sur l’imposture, la réplication et l’invention. En un mouvement inverse de celui de son premier roman, L’Acteur (1), Texier interroge les trappes de la vérité et du mensonge, les embrouillant et les démêlant sans cesse en un écheveau d’une densité extrême. 

Au travers de l’opposition de deux mondes – verbaux et politiques –, de leur confrontation, Texier fait se jouer un roman tout entier habité par les questions du choix de l’exil, de la liberté et de son empêchement, de la censure et de son contournement, de la solitude et du désir, de l’ordre même du langage, du poème, dans les univers totalitaires. Il célèbre la fiction là où elle ne peut advenir, la fait se jouer, sur une multitude de plans, reconduisant sans fin des déplacements, faisant s’entrelacer les errements d’un être qui se cherche à des questions plus conceptuelles comme celle de la copie et de l’original, de la trahison et de l’émancipation, de la place de l’auteur, reliant à un ordre profondément politique celui de l’art et du langage. Tout semble ici s’écrire à la place d’un autre, soit que la langue manque ou doive se récréer sans cesse, soit que l’œuvre elle-même se reconstitue toujours à partir de la projection de sa propre matière. Il manque toujours quelque chose que l’on poursuit, et le roman de Texier, finalement, ne fait rien d’autre que de conformer un désir de littérature conçu comme un perpétuel « émerveillement », un éternel glissement, la manière dont nous lisons, nous éprouvant tel « un explorateur auquel on offre un royaume ».

  1. Gallimard, 2006.
Hugo Pradelle

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