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Le séisme poétique Khlebnikov

Après avoir été l’un des acteurs majeurs du futurisme russe, Vélimir Khlebnikov fraya sa voie poétique dans le sens d’une radicalité qui bouleversa le verbe. Avec « Œuvres (1919-1922) », les éditions Verdier proposent une éclatante traversée de ses textes.
Velimir Khlebnikov
Œuvres (1919-1922)
Après avoir été l’un des acteurs majeurs du futurisme russe, Vélimir Khlebnikov fraya sa voie poétique dans le sens d’une radicalité qui bouleversa le verbe. Avec « Œuvres (1919-1922) », les éditions Verdier proposent une éclatante traversée de ses textes.

Expérimentateur inouï, contemporain de la révolution russe, de ses chantres, de ses témoins, de ses martyrs – de Maïakovski à Pasternak, Tsvetaïeva, Mandelstam –, il porta la révolution au cœur même de la littérature. Fruit d’un éblouissant travail de traduction et de commentaire mené par Yvan Mignot durant plus de vingt ans, ses Œuvres couvrant la période 1919-1922paraissent chez Verdier. Saluons cet événement éditorial stellaire qui nous ouvre aux utopies de pensée creusées par Khlebnikov tout au long de ses dernières années d’errance et de misère. Poète, mathématicien, linguiste, Khlebnikov pose ses créations à la croisée d’un questionnement sur la nature, l’origine, les puissances des langues, sur le monde des nombres et sur les grands schèmes de l’esprit. Proche des symbolistes russes au début de sa vie, il a participé à l’aventure futuriste, avant de privilégier une quête radicalement singulière. Coupant le xxe siècle en deux, la révolution russe a changé la face de l’histoire. D’ordre spirituel, la révolution poétique mise en œuvre par Khlebnikov a projeté l’écriture dans des sphères sœurs du Livre mallarméen. Organisé autour de ce qu’il appelait le « zaoum », c’est-à-dire le langage transmental, transrationnel, qu’Yvan Mignot traduit par l’« outrâme », le futurisme russe entendait faire de la littérature, de l’art, au terme de leur déconstruction, un moyen de créer une pensée inédite et un monde nouveau.

Langue inventée, située par-delà l’esprit, au-delà de la raison, le « zaoum » travaille à créer une langue dans la langue officielle par l’attention portée au matériau verbal, à l’agencement des sons. Pouvant faire penser aux glossolalies d’Artaud, à Finnegans Wake de Joyce, les tribus de mots bouturés, « autotressés », ne relevant d’aucune langue répertoriée, sont appréhendées comme porteuses d’un sens inconnu, grosses d’une signification générée par les sons. Khlebnikov travailla au projet fururiste d’un idiome prébabélien compréhensible par tous les hommes, un projet qui héritait de l’ambition leibnizienne de forger une caractéristique universelle. Il élut le « zaoum » en embryon de la langue universelle à venir, fondée sur des phonèmes doués d’un sens immanent. Des sons imbriqués, combinés, noués, surgissent des significations, des couleurs, des visions, des auditions, au fil de synesthésies qui rencontrent les préoccupations mystiques de Scriabine. Mais, comme l’analyse Yvan Mignot dans sa fulgurante préface, le « zaoum » n’est qu’une seule des langues expérimentées par l’auteur du Zanguezi et des Tables du destin. Tantôt composées de poèmes écrits en russe « ordinaire », tantôt de textes rédigés en « outrâme », en « langue stellaire », les créations de Khlebnikov partent à la recherche des structures profondes des langues et du monde. La « langue stellaire » accorde aux mots russes commençant par la même consonne une proximité sémantique : dans « Le Dit du L », où chacun des mots s’ouvre sur la lettre L, la nature spatiale de l’alphabet se révèle par une nouvelle articulation entre lettres et sens.

De nombreux textes développent les correspondances cachées entre des séismes historiques séparés par plusieurs siècles, entre les dates de naissance et de mort d’hommes illustres. Travaillant à découvrir les lois mathématiques ou numérologiques du temps, à faire main basse sur les équations reliant des événements majeurs de l’histoire, Khlebnikov développa un système prédictif à même d’anticiper les faits de l’avenir. À coups de néologismes, de pulvérisations de la langue héritée, il aura libéré des écritures rythmiques, telluriques, qu’on peut voir comme dadaïstes ou proto-lettristes. Celui qui, à l’instar de Mallarmé, entendait remédier aux défauts des langues, celui qui interrogea les nouages secrets entre les lettres et les nombres élabora un système d’obédience cratylienne fondé sur la connexion naturelle entre le son et le sens, entre le son et la chose qu’il désigne. Cette entreprise de réduction de la multiplicité des termes à une table fondamentale de sons s’avance comme la poursuite des briques de base de la pensée. Khlebnikov rêve d’un tableau phonique, d’un tableau de sons (atomes de sons porteurs d’un sens relié au cosmos) qui serait l’équivalent langagier du tableau de Mendeleïev regroupant les éléments chimiques. 

Une démarche iconoclaste, abstraite, expérimentale, contestataire, visant à faire sortir l’art des ornières de la représentation, de la mimesis, relie les avant-gardes modernistes russes : que ce soit en littérature, en peinture, en musique, l’art est affaire de métaphysique, l’art relève d’une combinatoire des lois de l’esprit qui, si elle évoque Monsieur Teste de Valéry, s’ancre aussi dans la pâte de la matière, dans la sensation.

C’est ainsi qu’à côté des réflexions théoriques de Khlebnikov sur les lois du temps, régies par une mystique du nombre, sur les concordances entre événements historiques, à côté des manifestes en faveur d’une « langue stellaire » ou des textes sur les phonèmes, sur les propriétés des nombres, il ausculte aussi les convulsions de la Russie : le joug tsariste, le coup de tonnerre de la révolution bolchevique, la misère du peuple, la famine… Le sang, les espoirs de l’histoire russe sont inscrits dans les poèmes de Khlebnikov, que ce soit au travers d’une langue réinventée, recomposée, proche des mots-valises initiés par Lewis Carroll, ou dans un idiome ramassé, rugueux, concret, où les soubresauts politiques d’Octobre 1917, les figures de la révolte paysanne Razine et Pougatchev viennent se coucher.

« Il y aura faim de poudre

faim d’obus – hommes nus qui courent sur la neige

Il s’avance              le peuple […]

Les tsars sont tombés

un lambeau de rêne à la main

c’est la chasse aux tsars

au loin                    “taïaut taïaut”

ça hurle d’une corne triomphante dans les lointains »

De nombreux poèmes reflètent son enthousiasme pour la révolution russe. S’il salue le vent de liberté apporté par la révolution de février, s’il admet « la violence de l’histoire », il se séparera de ses amis futuristes ou cubo-futuristes par son refus de tout « meurtre de masse » et par sa lutte contre la terreur incarnée par la Tchéka, commente Yvan Mignot. S’il s’allie à une volonté de transformer l’esprit, la réalité, le monde, le projet khlebnikovien d’une rédemption des langues par les nombres (« Je suis ivre de nombres. Les significations sensitives des mots ont complètement disparu. Rien que les nombres. ») se désolidarise de la croyance en la fabrication politique d’un homme nouveau.

« Ciel           sois pierre !

Les lointains me sont hauts »

Témoignant d’une radicalité conceptuelle inouïe, les poésies, les textes théoriques et les correspondances rassemblés dans ce volume construisent un alphabet du vivre, une syntaxe de sensations qui conjoignent questionnement métaphysique et mise en voix des convulsions des siècles, du peuple opprimé. La libération du langage ne fait qu’une avec la libération des hommes. Saluons la mine d’éclairages, de mises en perspective philologiques, historiques, que procurent les notes d’Yvan Mignot, clôturant l’odyssée poétique, la traversée des steppes verbales de celui qui disait chercher l’impossible.

[Extrait] 

« J’ai foi :

là où les ciels sont fusillés par un essaim d’étoiles

comme la poitrine du dernier Romanov

le vagabond des pensées                   l’ami des sacripants

reforgera la constellation à neuf ! »

Vélimir Khlebnikov,Œuvres (1919-1922), p. 284.

Véronique Bergen

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