Sur le même sujet

A lire aussi

Universalité de Bach

 Bergson distinguait deux manières de connaître une chose : tourner autour de cette chose ; entrer en elle. Le présent Tout Bach, qui prend la forme d’un dictionnaire, approfondit moins notre connaissance de Bach qu’il ne multiplie les angles sous lesquels notre curiosité peut l’aborder.
Tout Bach
 Bergson distinguait deux manières de connaître une chose : tourner autour de cette chose ; entrer en elle. Le présent Tout Bach, qui prend la forme d’un dictionnaire, approfondit moins notre connaissance de Bach qu’il ne multiplie les angles sous lesquels notre curiosité peut l’aborder.

Il comporte quelque 800 notices consacrées aux sujets les plus variés (Dieu lui-même y a son entrée !) : éléments biographiques (on apprend que Bach a été emprisonné à Weimar en 1717 pour crime de lèse-majesté), contemporains, interprètes (avec une orientation discographique fortement marquée), œuvres (chacune d’elles est présentée), et une rubrique originale, intitulée « postérité » dans la table thématique des entrées qui figure au début de l’ouvrage. Au fil des notices relevant de cette catégorie, le fervent de Bach aura plaisir à se promener dans la communauté de ceux qui l’aiment avec lui. Il se trouvera convié à lire la monographie d’Alberto Basso, à découvrir les articles qu’Alberto Savinio ou Paul Dukas ont écrits sur Bach. Il sera touché par ce que des poètes ont dit de Bach, par exemple Philippe Jaccottet : « À l’écouter, il n’est plus de tombe qui tienne » ; ou encore Jude Stéfan (Pandectes, 2008) : « Bach – équation sonore d’une vérité, l’apaisement dans la détresse – musique qui aurait raison ». Au chapitre des interprètes, entre cent autres choses, cette citation du chef d’orchestre Hermann Scherchen à propos de Bach le retiendra peut-être : « Concevoir le collectif comme le plus riche épanouissement de l’individuel : cette sagesse, la polyphonie nous l’enseigne. » S’il s’agissait de définir un peu de la grandeur de Bach, je recourrais aussi à cette phrase de Maurice Emmanuel, non puisée dans le dictionnaire : « Sans doute J.- S. Bach semble réaliser la perfection puisque sa musique, même instrumentale, reste un vaste chœur constitué par des mélodies indépendantes, auquel il trouve moyen, par une alliance de l’ancienne manière et du nouveau régime, d’appliquer les couleurs de l’harmonie » (Histoire de la langue musicale, 1911).

Les notices sont trop diverses pour qu’on puisse facilement généraliser, mais il apparaît globalement (et le maître d’œuvre le dit dans son introduction) qu’on a voulu contextualiser Bach. Les « circonstances de composition », les explications historiques nourrissent davantage de développements que l’étude des œuvres dans leur chair et leur singularité. Il est vrai que si l’on veut examiner tout Bach, l’analyse cède forcément le pas à une description rapide (qui n’est d’ailleurs pas inutile dans le « guide d’écoute » que constitue aussi ce volume), mais on aurait pu par exemple choisir une fugue du Clavier bien tempéré et voir comment elle était faite. Je regrette à ce propos l’absence d’exemples musicaux. La plupart des lecteurs qui possèdent une teinture de solfège aiment découvrir ou retrouver, comme autant de visages nouveaux ou familiers, les illustrations écrites des œuvres dont on leur parle, et ainsi chanter et danser le livre entre les mains. Peut-être ces illustrations sont-elles jugées superflues à une époque où Internet donne un accès immédiat à toutes les musiques.

« Rechercher la vérité derrière la légende », tel a été l’objectif des auteurs de ce Tout Bach. Mais Bach n’est pas une légende, et ses partitions, bien tangibles, sont autant de vérités. Le risque serait d’enfermer l’œuvre d’un artiste dans les conditions qui l’ont vue naître, ce qui ne se produit pas ici ; une inflexion légère serait néanmoins souhaitable. Bach parle au mélomane d’aujourd’hui comme il pouvait parler à l’amateur du XVIIIe siècle parce que dans sa musique il y a quelque chose qui transcende les périodes : Bach n’appartient pas plus au passé que Platon ou Shakespeare. Le philosophe Alain Badiou dirait que du point de vue de la musique de Bach l’auditeur d’aujourd’hui vit dans le même monde que celui de 1750. En effet, les chefs-d’œuvre de Bach sont des vérités, ils sont par là même hors du temps, éternels. À l’instar de Badiou, qui se qualifie lui-même de « platonicien sophistiqué », je ne vais pas cependant jusqu’à croire que les œuvres préexistent à leur apparition terrestre, comme l’affirme Valery Afanassiev dans Le Silence des sphères (QL n° 1 001). Seulement, « une vérité, quoique créée dans un monde particulier à l’aide de matériaux (corps et langages) de ce monde, ne se manifeste pas principalement comme appartenance à ce monde déterminé » (Alain Badiou, Second manifeste pour la philosophie, p. 31). C’est pourquoi l’idée des baroqueux, selon laquelle il faut viser une restitution aussi fidèle que possible des conditions d’exécution de l’époque, n’est pas le dernier mot de l’histoire. L’impératif d’authenticité a quelque chose de relativiste, ce qui ne lui a pas interdit certaines réalisations exaltantes, fondées sur « l’intelligence de cette musique à partir de ses propres lois » (Nikolaus Harnoncourt, cité dans le Tout Bach).

Pour rendre justice à l’universalité de Bach, il faut non seulement le « déshistoriciser », mais aussi le « dédiviniser ». Les auteurs du dictionnaire n’ont pas pris ce parti. Certes, la foi était le cœur même de la vie de Bach, et le sentiment de certitude qu’il en concevait transparaît dans ses œuvres, qu’elles soient religieuses ou profanes. Mais ce n’est pas une raison pour voir en lui, comme le fait Bertrand Dermoncourt, « un compositeur d’essence divine » (qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?), ou pour lui attacher la qualité d’« archange des musiciens : un titre incontestable et incontesté ». En réalité, Bach ne représente pas Dieu, et Dieu ne doit rien à Bach (contrairement à une boutade célèbre de Cioran). L’idée de « Dieu » et la musique de Bach rivaliseraient plutôt, en ce qu’elles incarnent l’une et l’autre ce que, faute de mieux, on pourrait appeler l’aspiration spirituelle de l’homme, sa quête d’absolu si l’on veut, sa soif d’espoir et de beauté. Bach comble cette quête : en témoigne la sensation de plénitude qu’on éprouve en écoutant, en jouant cette musique où tour à tour se font entendre, comme dans aucune autre, le recueillement et l’allégresse. « Toute douleur est un mal d’exil », disait Léon Bloy (qui a son entrée dans le dictionnaire) ; Bach abolit l’exil, et il nous rend heureux.

Thierry Laisney

Vous aimerez aussi