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Une universalité fictionnelle

Esther Tellermann, depuis « Première apparition avec épaisseur », paru chez Flammarion en 1986, poursuit une œuvre poétique qui interroge de manière lancinante les passions individuelles et collectives du monde.
Esther Tellermann
Première version du monde
(Unes)
Esther Tellermann, depuis « Première apparition avec épaisseur », paru chez Flammarion en 1986, poursuit une œuvre poétique qui interroge de manière lancinante les passions individuelles et collectives du monde.

Après Une odeur humaine (Farrago / Léo Scheer, 2004), Esther Tellermann, avec Première version du monde, son dernier livre, adopte la forme d’un récit ou plus exactement d’un récitatif. « C’est la voix, elle ne prétend rien que vous restreindre au premier son, c’est lui que vous n’aviez cessé de moduler, oui une vie entière est un long récitatif. »

À la lecture de ce récit, on vacille un peu, tant les habitudes narratives sont bousculées, tant Esther Tellermann demeure également fidèle à toute une époque pour laquelle la « poésie » permettait de dire un impossible et que Mathieu Bénézet, par exemple, a racontée dans Le Roman de la langue (UGE, 1977 ; rééd. Horlieu, 2002). Qu’Esther Tellermann ait commencé par écrire sur L’Innommable de Samuel Beckett (dans Action poétique, en 1976) n’est sans doute pas non plus un hasard.

Le récit, si récit il y a, que nous lisons dans Première version du monde n’est pas linéaire. Il ne raconte rien. Ou il chercherait à raconter ce « rien ». Une forme de chaos d’où émerge une « parole plurielle » (Maurice Blanchot) qu’Esther Tellermann désigne, dès la première page, par l’expression d’« universalité fictionnelle » : « Ainsi vous et moi ne sommes pas deux, nous sommes une universalité fictionnelle. Alors que signifie le fait de parler ? »

Il semble que tout le livre s’applique à une lente déconstruction de l’usage des pronoms. On ne sait pas qui est ce « je », cette première personne ou le premier « je » qui inaugure le récit : « Je pense que cela se terminera ainsi… » Il n’y a pas de noms propres. Les personnages, impersonnels, oscillent entre les genres. 

On finit par se demander si l’« expérience poétique » ne rencontrerait pas l’expérience analytique. En effet, par moments, dans une sorte de confusion indistincte, nous avons l’impression d’entendre une parole qui serait celle que délivre obscurément ce type d’expérience. Des indices le justifieraient quand, dans le texte, surtout dans les deuxième et troisième parties, surgissent des marqueurs de type « Docteur », ou « Madame », voire « Monsieur ». « J’ai avalé trop de somnifères Docteur, la vie n’est pas qu’une parodie, mes rêves ont une netteté singulière mais notre existence n’est pas qu’une succession d’absences de signification, malgré le poème, Docteur, qui sait encore dire ce qui brille sous les phrases qui s’effacent, ou sous l’avancée des nuits orageuses, allées de pêchers et de cerisiers en fleurs… »

On entend aussi dans Première version du monde quelque chose qui traverserait l’histoire, l’Histoire des hommes et les histoires d’amour et de haine que se racontent les hommes, les femmes. Le cauchemar de l’Histoire, les guerres et le tumulte de nos vies. Une violence qui brise le récit, le fragmente. Quelque chose qui pourrait s’apparenter à l’impossible ou à ce qu’on appelle le Réel, ce qui dans la réalité ne parviendrait pas à s’énoncer clairement. Quelque chose encore qui ferait que poésie et psychanalyse se rencontrent « comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! ».

[Extrait]

« Un jour un être se révèle à un autre, le feu crépite contre l’immobilité du temps, chaque seconde allège un peu plus nos présences pour les dissoudre dans le flot de la nuit montante, c’est cela l’amour : une flamme atteint l’épaisseur des choses, un bras s’unit à un bras dans la pression d’un souvenir, qui m’accompagne alors que ce qui m’a toujours précédée : un vertige qui nous confond aux myriades d’étoiles ? Alors nous respirons comme si nous étions un peu moins seuls dans un rayonnement qui rassemble toutes les réponses, car aucune vie n’est nécessaire sans une autre vie qui infléchit notre manière de considérer l’espèce humaine. »

Esther Tellermann, Première version du monde, p. 96.

Jean-Pierre Ferrini

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