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Article publié dans le n°1197 (01 juil. 2018) de Quinzaines

Voyage, Voyages Un profil de prophète Il y a plusieurs manières de voyager. Au début du XVIIIe siècle, les jeunes aristocrates qui ...

Voyage, Voyages

Un profil de prophète

Il y a plusieurs manières de voyager. Au début du XVIIIe siècle, les jeunes aristocrates qui se destinaient à de hautes fonctions transhumaient pour apprendre. Ils se lançaient, souvent avec le concours d’un aîné, dans ce qui se nommait le « grand tour ». Leur périple les menait dans les grandes villes d’Europe, où leurs observations leur servaient d’école de science politique et leurs expériences vécues de sociologie comparée. Le romancier Thierry Maugenest en parle très bien dans son livre sur Étienne de Silhouette (1709-1767). Le ministre banni de l’histoire de France (La Découverte, 2018). Administrateur modèle et moderne, Silhouette aura laissé un très beau mot à la langue française, mais il lui en coûta beaucoup. Décidé à baisser les impôts du peuple pour sauver l’Ancien Régime qu’il savait déclinant, ce ministre du roi se trouva en butte aux courtisans et en devint la tête de Turc. On sait ce qu’il advint de l’État royal un peu plus tard… Au siècle suivant, le grand tour sera devenu un petit tour en Italie, où ces croquants d’artistes s’illumineront les rétines.

Durables étrangetés

Le Japon va devenir à son tour une destination attirante pour les artistes. Dès lors que les relations diplomatiques ont été solidifiées entre la France et le Japon grâce à l’influence des jurisconsultes français du XIXe siècle, les échanges sont devenus prolifiques. On admirait les fruits de l’artisanat si varié des îles du Soleil-Levant et, en particulier, les gravures et tissus. En visitant le pays, l’industriel Émile Guimet – fondateur du musée des religions bien connu – et son ami, le peintre Félix Régamey, firent en 1876 le plus étonnant des voyages. La reproduction soignée des deux volumes de leurs conjointes Promenades japonaises (éditions À Propos, 2018, préface d’Hervé Beaumont) témoigne de leur découverte admirative de cette culture. L’album est lui-même une merveille. Les images de Régamey sont magnifiques, et le texte de Guimet surprend tantôt par sa fraîcheur, tantôt pas son enthousiasme, parfois par sa candeur d’Occidental frappé par certains aspects de la vie sociale japonaise. Tandis que les geta, ces socques de bois, persistent dans leur inconfort, sans parler de ces satanées baguettes, « Régamey et Wirgman prennent des croquis, à la grande joie des habitants qui semblent tous être de vrais connaisseurs. Parmi les hommes de peine qui s’arrêtent pour donner leur avis, il y en a qui sont tout nus et qui ont le dos et la poitrine ornés de tatouages artistiques. »

Schlague

Henriette Lasnet de Lanty est toujours restée attachée à la discrétion, jusqu’à ce que la Gestapo s’empare d’elle en 1943. Son entourage comprend que la bourgeoise au foyer élevant ses cinq enfants dans le XVIe arrondissement de Paris est une résistante. Elle va faire le grand voyage jusqu’au bout de l’horreur via « Fresnes-Sarrebruck-Ravensbrück-Schönfeld » – avec retour à pied obligatoire, parce que les troupes d’occupation alliées, mal renseignées, se méfient de ces femmes qui pourraient être venues volontairement en Allemagne pour travailler… La réalité avait été celle-ci : « Les coups de schlague et les gifles pleuvent. Nous sommes poussés comme un troupeau de moutons dans une baraque complètement sombre. » Vingt ans après son retour, en 1965, Henriette Lasnet de Lanty témoigne de son périple à travers les prisons, les camps et les usines, et intitule son récit Sous la schlague. Il est désormais réédité avec une présentation de Philippe Mezzasalma (Le Félin, 2018).

Gare à la gare

Pour les civils aussi, le train a longtemps été synonyme de cauchemar. On se souvient des fantasmes d’asphyxie de nos ancêtres dans les tunnels et de ces déraillements spectaculaires qui broyaient les corps comme des fétus de bois sec. Trains de terreur, une « anthologie d’épouvante et d’insolite ferroviaires » établie par Philippe Gontier (La Clef d’argent, 2017), nous ramène à ces années 1886-1927, époque bénie de la fiction sans complexe ni scrupule et des fréquents accidents de chemin de fer. Tout fait sang, si l’on peut dire, en particulier ces meurtres délicieusement affreux de la presse feuilletonesque. Avec la fameuse expulsion volontaire de la victime par la porte du compartiment, un classique imparable, et, moins commun, le détroussage des victimes d’un violent « tamponnage » de deux convois. On ne lit pas ici des rogatons, ce sont Pierre Mille, Georges Rodenbach, Maurice Renard et Edmond Haraucourt qui nous démontrent par la fiction, ces rêveurs, que le voyage n’est pas sans risque.

Chaman

Pour voler plus loin, suivons l’autre piste, celle des esprits : une très copieuse Anthologie du chamanisme établie par Jeremy Narby et Francis Huxley (Albin Michel, 2018). En 1931, le poète John Neihardt recueillit l’histoire d’Élan-Noir, un vieux Sioux Oglaga, vétéran de la bataille de Little Big Horn, qui lui raconte comment il a rencontré « les esprits pour la première fois » afin d’entreprendre sa première guérison. Eliade, Lévi-Strauss, Métraux, Castaneda et de nombreux autres ethnologues contribuent à éclairer la cosmogonie de ceux qui, depuis qu’on les décrit (1535), sont les ministres d’une nature qui échappera toujours aux esprits cartésiens. Anders Winroth en explore pour sa part la vision nordique dans Au temps des Vikings (La Découverte, 2018), tandis que le Suisse EricHoesli l’aborde dans le cadre de son Épopée sibérienne. La Russie à la conquête de la Sibérie et du Grand Nord (éditions des Syrtes / Paulsen, 2018), Il est caractéristique que nous occupent tant les espaces du Levant et les grandes solitudes. Au moment où l’empire américain se replie, ne serait-ce pas le signe que les esprits nous appellent à penser autrement, à nous laisser emporter par les ailes du vent ?

Sibérie intérieure

L’Helvète Eleonore Frey ne nous contredira pas. Son très beau roman En route vers Okhotsk (traduit de l’allemand par Camille Luscher, Quidam, 2018) suggère que, pour voyager, il vaut mieux se quitter soi-même. On rêve de toundra, on est « exfermé », on jouit d’une Sibérie tout intérieure, mais on accoste à Okhotsk, les mains agrippées au bastingage.

Trieste terminus

Boris Pahor est né il y a cent quatre ans. Pour lui, tout a commencé à Trieste, la ville qu’ont tant aimée Svevo et Saba. Dans les nouvelles de Place Oberdan à Trieste (traduit du slovène par Andrée Lück-Gaye, éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2018), Pahor raconte avec le style remarquable qu’on lui connaît sa ville à travers les événements de sa propre vie. Il n’a pas oublié la tragique époque où régnaient fascistes et nazis. 

Jasmin

Plein de chaos et de senteurs, les deux beaux derniers romans de Panaït Istrati, Lever du soleil et Coucher du soleil, reparaissent sous leur titre d’ensemble Méditerranée (L’Échappée, 2018). L’alter ego d’Istrati, Adrien Zograffi, y boucle ses aventures aux côtés de ses contemporains embarqués par leur destin dans les odeurs de jasmin, sous le soleil d’Orient. Il est temps de préparer les livres que nous mettrons en valise.

Eric Dussert