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Article publié dans le n°1204 (16 nov. 2018) de Quinzaines

Que d’eau ! Lido vert d’eau C’est en ouvrant le beau Vert d’eau de Marisa Madieri (Esprit des péninsules, 2002), l’épouse défunte de ...

Que d’eau !

Lido vert d’eau

C’est en ouvrant le beau Vert d’eau de Marisa Madieri (Esprit des péninsules, 2002), l’épouse défunte de Claudio Magris, que l’on se prend à rêver de la mer, « au Lido, dans une douce somnolence. La beauté tranquille de la mer sablonneuse, la lumière tamisée de la lagune, les vertes ruelles regorgeant de fleurs aiguisaient ma solitude. » Et voici que Trieste reparaît, esseulée, forme urbaine piquée au bord du Karst inamical, sous la plume de l’étonnante Jan Morris, née le 2 octobre 1926 sous le nom de James Humphrey Morris. Historienne transsexuelle, elle est une spécialiste de l’histoire de l’Empire britannique et une aficionada de Trieste. Elle consacre à cette ville unique un essai subtil, Trieste ou le sens de nulle part (trad. de l’anglais par Guillaume Villeneuve, Nevicata, 2018), déroulant sa nature « à demi réelle, à demi imaginaire », ville des limbes à la triple origine latine, slave et germanique, brimée par la Cité des doges, plantée par les empereurs autrichiens d’immeubles et d’un port qui lui ont donné les utilités d’une machine urbaine efficace, elle reste la « troisième porte du canal de Suez ». Sous la plume de Jan Morris, c’est aussi un portail d’accès à soi-même et aux rêves que les veilleurs de Buzzati ou de Coetzee auraient pu célébrer. 

Navigatio

L’entraînant collectif de chercheurs Questes, qui souhaite rendre à tous les clés de la culture médiévale, s’interroge dans un nouveau livre sur les rapports de la société et de la mer depuis les mythologies jusqu’aux légendes du Moyen Âge. Sous le signe de saint Brendan, le saint navigateur, et en évoquant l’assèchement des marais hollandais ou le quotidien des pèlerins en route vers Jérusalem, Le Bathyscaphe d’Alexandre. L’homme et la mer au Moyen Âge (Vendémiaire, 2018) examine les représentations culturelles de l’univers marin, horizon de terreur et mer nourricière. On y retrouve avec délice la fameuse légende d’Alexandre plongeant sous la mer, exploitée dans de nombreux manuscrits. Installé dans une cloche d’air, le conquérant y découvre des êtres merveilleux et même des hommes aquatiques… La maison Vendémiaire publie aussi un essai de Bernard Lavallé, Pacifique. À la croisée des empires, une ambitieuse histoire globale de cet océan, objet de tous les appétits. 

Vikings

Les plus marins des Occidentaux ont été durant trois siècles les vikings, maîtres des côtes et des rivières à partir de 800 après Jésus-Christ. Les Grecs d’Ulysse n’avaient pas démérité et les Anglais vont prendre leur relève, mais le Viking savait plonger la rame et cultiver la terreur, remontant le Rhône ou empiétant sur l’empire de Charles le Grand, qui en prit ombrage. Le très bel essai d’Anders Winroth, Au temps des Vikings (trad. de l’américain par Philippe Pignarre, La Découverte), fait le point des connaissances récemment acquises et en profite pour nettoyer quelques mythes comme l’« aigle de sang », torture qui n’a jamais existé que dans les exégèses trop imaginatives d’une poésie ancienne à la syntaxe trop compliquée. Passionnant.

Aléoutiennes

Sans amphigouri pour sa part, le Journal de Gand aux Aléoutiennes de Jean Rolin (La Table ronde, coll. « La petite vermillon », 2010, rééd. 2018) est un voyage imaginaire, un peu fantasque toutefois. « Le 16 mai […], en sortant de table, le commandant m’a pris à part et m’a demandé si je n’étais pas las d’être à son bord. Dans la mesure où nous étions au milieu du Pacifique nord, la question me parut hors de propos. » Ethnologie réinventée, paysages chamarrés, peuplades folichonnes, le jeune narrateur trouvera son chemin jusqu’à Sisquk, « la montagne qui me montre le chemin quand je suis perdu ». C’est l’enjeu du voyage et de la fiction : se perdre.

Eaux noires

L’Amazone, qui se plie lui aussi aux appellations au fil de son cours, est un personnage des nouvelles de Milton Hatoum, écrivain brésilien d’origine libanaise. La Ville au milieu des eaux (trad. du portugais par Michel Riaudel, Actes Sud, 2018),Manaus, est l’autre personnage. Les hommes y vivent sans doute, mais ils ne font que passer. Restent berges et flots de couleurs variées ainsi que ces histoires qu’on se raconte dans les moments de mélancolie ou de bien-être, des histoires de vies, tragiques parfois. 

Bassin sans poisson

Dans la collection « D’une voix l’autre » dirigée par Jean-Baptiste Para paraît Le Bris lent des bouteilles de l’Iranien Rezâ Sâdeghpour (trad. par Amin Kamranzadeh et Franck Merger, Cheyne, 2018). Dans l’observation des ruisseaux, de la mer et des siens, il sourit malgré le désastre. Au cœur de ses poèmes, on interrompt sa prière pour donner à boire à un oiseau. « Je suis revenu / j’ai dit au figuier / ne t’inquiète pas / les feuilles c’est moi qui / les balaie ». Délicat et bienveillant, un baume.

Se couler dans la brèche

Sophie Koltcha a trouvé dans L’Eau (Les Petites Allées, 2018) une analogie avec le fait d’être une enfant que les parents transvasaient à leur gré. Délicate, elle prend, depuis lors, les portes comme un chat, en se faufilant. Son texte est très court, doux mais accusateur. On file voir son premier roman, La Fille de l’air (Mercure de France, 2013), qui partage la gracieuse fluidité de cette prosatrice charmante.

À grande eau

Puisque l’on parle de grand ménage, parlons écologie : plusieurs livres ont raconté la version humide de l’apocalypse. Il y eut Abysses de l’Allemand Frank Schätzing (Presses de la cité, 2008, rééd. Points, 2009), qui a mis en évidence le rôle des hydrates de méthane (découverts en 2004) susceptibles de déstabiliser les contreforts continentaux – et d’expliquer au passage la disparition de navires dans les Bermudes. Il y eut ensuite Déluge de Stephen Baxter (Presses de la cité, 2009, rééd. Pocket, 2012), qui présentait de nouveaux Noé confrontés à une montée catastrophique des eaux en quelques décennies du XXIe siècle – arches comprises, évidemment. Et puis aussi le sombre Water Knife de Paolo Bacigalupi (Au diable vauvert, 2016), qui a choisi de ne pas noyer le poisson : l’eau n’est plus excédentaire mais déficitaire. En bonne société capitaliste, cela signifie que la plupart des citoyens deviennent des migrants poussiéreux tandis que les milices prolifèrent et que de grosses sociétés s’engraissent en construisant des havres protégés pour leurs ingénieurs et juristes. Il ne s’agit plus de science-fiction mais d’anticipation écologique. De quoi frissonner avant l’hiver.

Autres liquides

Pour faire passer l’angoisse, Jim Tully nous sert un godet d’alcool, déshydratant brutal, avec Les Assoiffés (trad. de l’américain par Thierry Beauchamp, Le Sonneur, 2018), des Irlandais soiffards mais vifs et pleins de lectures, au point d’en devenir de véritables dévidoirs d’histoires : échange bons mots contre whisky ! « Il m’a fallu des années pour comprendre le caractère erroné des positions de Hugo sur la vie. Depuis, je n’ai plus jamais ouvert aucun de ses livres. » Ils sont les rois du pas chaloupé. « Il but de nouveau. Les verres se succédèrent ainsi. Quand la bouteille fut vide, il la planta dans la terre imbibée de whisky. » Et, naturellement, « il rentra chez lui en titubant ». Eau de mer ou d’esprit, l’homme aux liquides réagit.

Eric Dussert